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Soudain, au fond de la salle, devant un canon couché à terre et recouvert d’une épaisse couche de rouille vert-de-grisée, Zahner s’exclama :

— En voilà une de pièce ! d’où peut-elle sortir pour être en pareil état ?

— On l’a retirée du fond de la mer, dit le second-maître.

— C’est à croire qu’elle y a séjourné une vingtaine d’années, dit Georges.

— Vous êtes loin de compte, dit en riant le marin cicerone : elle provient d’un des vaisseaux de la flotte commandée par Tourville, et qui fut détruite à la bataille de La Hougue, par les flottes anglaises et hollandaises réunies.

La bataille de La Hougue, reprit le second-maître, est du 29 mai 1692 : ce canon a donc séjourné cent cinquante ans au fond de la mer.

Mais à la salle des modèles de la direction des travaux hydrauliques, une surprise d’autre genre attendait Georges. Une dalle en pierre grise s’étalait au milieu d’une infinie variété de reproductions et de réductions d’ouvrages de toutes sortes, et le fils du colonel Cardignac allait passer en jetant sur elle un coup d’œil distrait, lorsque le marin s’arrêta et, portant la main à son béret :

— La pierre tombale de Napoléon à Sainte-Hélène, dit-il.

Et Georges éprouva comme une secousse. Ainsi, c’était sur ce morceau de pierre, brute et sans nom, que son grand-père s’était agenouillé, la veille même du jour où devait avoir lieu l’exhumation des restes du martyr de Sainte-Hélène : pendant dix-neuf ans, cette dalle avait recouvert le corps du grand Empereur, avait été balayée par les orages de son ciel d’exil.

Et une larme furtive, que nul ne vit, monta aux yeux du petit-fils de Jean Tapin : car maintes fois on lui avait raconté la visite de l’aïeul, là-bas, dans l’île perdue au milieu de l’Océan, le dur voyage qui avait brisé ce tempérament de fer ; l’apparition du visage de l’Empereur, dont la mort avait respecté le masque césarien, le retour du colonel Cardignac sous la fièvre ardente, le suprême pèlerinage entre ses deux fils, l’oncle et le père de Georges soutenant les derniers pas de leur père, et la mort du vieux soldat de l’Empire, le soir même du retour des Cendres.

Tout cela remplit Georges d’une mélancolie que ne put atténuer la visite des autres parties de l’arsenal, des poudrières, des « formes » et des bastions de l’enceinte. Malgré lui, une comparaison s’établissait dans son esprit entre la période glorieuse qu’avait parcourue son grand-père et l’avenir qui