Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/247

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coloniaux, les yeux noirs, grands et profonds, avec ce sombre de la paupière et ce reflet jaunâtre de la pupille qui trahit les premières atteintes de l’affection du foie, si fréquente aux pays chauds.

Grand, maigre, de tournure élégante, il allait et venait sur le pont, un livre à la main, en passager familiarisé avec les longues traversées, et sachant occuper les loisirs obligatoires de la vie à bord.

Du premier coup, M. d’Anthonay, c’était son nom, inspira au fils du colonel Cardignac une instinctive et respectueuse sympathie.

Le vieux gentilhomme s’en aperçut, et avec l’aisance que donne l’habitude des voyages, il aborda le jeune officier, au moment où celui-ci s’effaçait poliment pour lui céder le pas devant l’escalier qui conduisait aux cabines.

À bord, d’ailleurs, les relations s’ébauchent avec une étonnante facilité ; les confidences s’échangent rapidement entre gens qui s’ignoraient absolument au départ. C’est la vie concentrée dans ce petit espace, c’est le sentiment de l’immensité environnante qui rapproche les hommes et ouvre les cœurs ; et, quand Georges eut fait part à M. d’Anthonay de ses joies et de ses ambitions, ce dernier, qui l’avait écouté avec une visible sympathie, lui raconta à son tour sa vie et ses projets.

Il avait été magistrat, et il portait d’ailleurs encore l’empreinte spéciale à cette carrière, avec ses favoris courts, ses lèvres et son menton toujours soigneusement rasés. Descendant d’une vieille famille de robe, n’ayant d’autre ressource que son traitement de procureur dans une petite ville, il avait donné sa démission par suite de diverses circonstances où sa conscience s’était trouvée engagée.

Jeté soudain hors de sa voie, sans ressources personnelles, il y avait sept ans de cela, il était parti pour l’Amérique du Sud, avait appris le dur métier d’éleveur, et, avec les quelques milliers de francs qui constituaient toute sa fortune, avait acheté, aux environs de Buenos-Ayres, un petit domaine sur lequel il avait tenté l’élevage des bestiaux.

C’était justement l’époque où l’Europe commençait à devenir tributaire du Nouveau Monde pour la viande de boucherie ; où de hardis spéculateurs américains embarquaient chaque semaine, à destination du Havre, de Bordeaux et de Southampton, des milliers de bœufs, sur ces énormes cargo-boats aux flancs rebondis, qui couvrent aujourd’hui les mers. En quatre ans,