Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/255

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— Le capitaine du port me fait savoir que la barre est particulièrement dure à franchir aujourd’hui, annonça le commandant Lota ; cependant une vingtaine de pirogues accosteront dans une heure : avis à ceux qui ne voudront pas attendre à demain matin pour débarquer.

Georges Cardignac et Zahner, après avoir pris l’agrément de leurs capitaines, se firent inscrire aussitôt parmi ceux qui tenaient à arriver à Saint-Louis le soir même, et pour ne pas les laisser partir seuls, M. d’Anthonay se décida à débarquer avec eux.

— Mais, ajouta-t-il gravement, sachez que je n’ai jamais vu un franchissement de la barre qui ne coûtât une ou plusieurs vies humaines. D’ailleurs, les deux capitaines d’infanterie de marine, après s’être concertés, décidaient eux aussi de débarquer avec leurs compagnies. En somme le débarquement était possible ; savait-on si le lendemain un coup de vent ne le rendrait pas plus dangereux encore ? Une heure après, tous trois, prenant congé de l’excellent commandant du Stamboul, descendaient dans une pirogue qui les attendait au pied de l’escalier de tribord, que les vagues soulevaient comme une coquille de noix.


À un signe du pilote, les noirs plongent leurs rames dans les flots, les enfoncent lentement, en se penchant avec une profonde aspiration, puis les retirent et se relèvent en aspirant bruyamment. Ils se donnent la mesure et harmonisent leurs efforts avec des sifflements prolongés. La pirogue glisse d’abord doucement. Les deux jeunes gens regardent alternativement la muraille d’écume qui s’approche, et le pilote, un noir de haute taille, qui debout, impassible, fixe les yeux sur la barre.

D’un signe, ce dernier arrête soudain les rameurs, et le frêle esquif se balance un instant au milieu des flots agités.

Car il faut saisir le moment fugitif où la pirogue pourra aborder l’obstacle, se livrer à la lame et se faire enlever par elle.

Ce moment est venu !… Le pilote pousse un cri perçant. Toutes les pagaies frappent en cadence les vagues écumantes ; les noirs redoublent d’efforts ; ils sont ruisselants de sueur. Le moment est court, mais l’impression est inoubliable : un cri de triomphe va jaillir des lèvres du pilote ; la pirogue a presque franchi la terrible barre !

Soudain, Georges le voit s’élancer sur la rame d’un jeune noir qui faiblit :