Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/378

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choisissez bien vos camarades » ; nulle part ailleurs mieux que dans l’armée ne se vérifie le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. »

Il est bien inutile que je vous reparle de toutes mes fautes à la compagnie, mon lieutenant ; vous avez vu mon livret, il est tout noir. Chaque jour je descendais d’un cran plus bas, et, chaque jour, affolé par des punitions nouvelles, je m’affermissais dans des idées de rébellion ; déjà une fois Brochin m’avait parlé de désertion, me disant que les Chinois faisaient grand cas des Européens qui venaient à eux, qu’ils leur donnaient un grade et une forte solde. Je n’avais plus d’argent : mon père m’avait coupé les vivres à la suite d’une lettre que lui avait écrite le capitaine ; mais la première fois que Brochin me fit cette proposition, je la rejetai avec horreur ; j’étais un indiscipliné, un mauvais soldat, mais un infâme, non. Peu à peu cependant il fit pénétrer l’idée dans mon cerveau et, un jour que je m’étais mis sous le coup d’une punition grave, il revint à la charge :

— Tu vas encore tirer quinze jours de prison, me dit-il. À ta place, bien sûr que je ne les ferais pas !

J’étais dans un état d’exaltation indicible, et prenant de suite mon parti :

— Je veux bien filer, lui dis-je ; mais je ne veux pas partir tout seul.

— Qu’à cela ne tienne : je pars avec toi. Il y a longtemps que j’attends cette occasion-là ! J’en ai assez de ce gueux de métier.

Nous nous donnâmes rendez-vous près d’une pagode, à quelques lieues d’Hanoï. Pas un instant il ne m’était venu à l’esprit que Brochin songeât à se débarrasser de moi, soit parce que je n’avais plus d’argent, soit pour l’abominable plaisir de me déshonorer.

Un Annamite interprète, à qui j’avais fait part de mon projet, s’était engagé à nous conduire à Liu-Vinh-Phuoc. Justement, ce soir-là, les pirates attaquèrent notre poste d’Haï-Dzuong. Dans la confusion de l’action et au moment où ils s’enfuyaient, je pus m’échapper sans être remarqué. Brochin était près de moi : « Je te suis, me dit-il ; prends un peu d’avance. »

J’arrivai seul au rendez-vous ! j’attendis plusieurs heures. Brochin, satisfait de m’avoir perdu tout à fait, ne vint pas. J’hésitai longtemps ; mais l’Annamite, qui devait toucher une prime de Liu-Vinh-Phuoc insista, et seul j’arrivai au camp des Pavillons-Noirs.

Ah ! mon lieutenant, quel souvenir que celui-là ! Quelle honte, quelle honte m’accable quand je m’y reporte !