Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/379

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En ce point de son récit, le déserteur s’interrompit ; de grosses larmes coulaient le long de ses joues ; sa douleur était si sincère que le pli qui barrait le front de Georges Cardignac, depuis le début de ce récit, disparut.

— Il y a aujourd’hui sept mois que j’ai quitté la compagnie, mon lieutenant, reprit Rousseau, et je ne vous raconterai pas en détail tout ce que j’ai souffert. Laissez-moi seulement vous jurer, si toutefois ma parole peut encore trouver grâce à vos yeux, que jamais je n’ai tiré un coup de fusil sur mes anciens camarades. Dans les différentes actions auxquelles j’ai dû assister, je tirais en l’air quand j’étais obligé de faire feu, et j’ai prétexté l’ignorance pour n’être utilisé, ni aux ouvrages de fortifications, ni au service d’espionnage qui, chez les Chinois, tient une place considérable.

Au bout de trois mois de cette abominable existence, j’étais décidé à revenir au camp français, coûte que coûte ; mais, à ce moment, Liu-Vinh-Phuoc nous emmena du côté du Yunnam pour y recevoir, du gouvernement chinois, le grade de tu-tung[1]. Depuis quelques jours seulement nous avons repris contact avec les postes français. J’ai quitté le camp des Pavillons-Noirs à la nuit tombante, hier soir, car il est à peine à dix kilomètres d’ici, et, en suivant le cours de la rivière, je suis arrivé jusqu’à vous. Mais j’ai eu peur de tomber entre les mains d’une patrouille quelconque, de mes anciens camarades, peut-être… Je voulais ne me livrer qu’à un officier, et je me suis caché en attendant l’occasion… Jugez de ma joie en vous reconnaissant ; car je vous ai reconnu de suite, mon lieutenant ; un jour que j’avais été puni, vous m’avez pris à part et vous m’avez donné quelques conseils… J’y ai souvent pensé depuis. Ah ! si je vous avais écouté !…

Et un nouveau sanglot souleva la poitrine du malheureux.

Mais il se ressaisit vite et soudain son visage revêtit une expression de dureté qui contrastait étrangement avec son attendrissement précédent. Il se releva et s’avançant vers l’officier :

— Mon lieutenant, reprit-il, ma vie est finie ; je voudrais reprendre ma place parmi mes camarades que je ne le pourrais pas. Mourir à l’ennemi en bon Français, cela m’est désormais interdit ; mais je puis accomplir une œuvre méritoire et je vous conjure de me laisser faire. Là-bas, dans les tranchées chinoises, j’y songeais jour et nuit. Je ne veux pas qu’un autre

  1. Général.