Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/380

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soit perdu comme je l’ai été par le misérable qui m’a déshonoré à tout jamais. En me vengeant de lui, je vengerai tous ceux — car je ne suis pas le seul — dont il a empoisonné la vie et flétri le cœur… Ne me comprenez-vous pas ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ne craignez rien, mon lieutenant : si bas que je sois tombé, je ne suis pas un assassin ; mais le duel est permis dans l’armée, entre soldats qui ont échangé des injures ou des coups ; c’est le colonel qui l’autorise et quelquefois même il oblige à aller sur le terrain deux hommes qui se sont battus dans une chambre, pour ôter aux autres, par un exemple, l’envie de les imiter. Un duel entre Brochin et moi est cent fois justifié. S’il me tue, il me débarrassera d’une vie qui m’est odieuse ; si je le tue, je débarrasserai la compagnie d’un sujet dangereux. Après quoi je trouverai bien moyen d’aller me faire tuer moi-même par les Chinois un jour de bataille. Je vous demande en grâce d’autoriser ce duel.

— C’est donc pour vous venger que vous êtes revenu ? demanda Georges.

— Pour me venger, pour faire disparaître un être néfaste et dangereux, et aussi, si je le puis encore, pour me réhabiliter, oui, mon lieutenant, voilà pourquoi je suis revenu.

— Vous savez bien que je ne puis me prêter à ce que vous me demandez là.

— Oh ! mon lieutenant, pourquoi ? nous ne sommes pas en France ici ; et, à moins que Brochin ne soit devenu aujourd’hui un bon soldat…

— Non ; hier encore il a fait la route à l’arrière-garde, avec les hommes punis de cellule.

— Et un beau matin il désertera pour de bon, entraînant avec lui un autre malheureux comme moi. Oh ! mon lieutenant, laissez faire, je vous en supplie. Le duel sera loyal, je vous le jure : c’est la justice de Dieu d’autrefois, cela !

Pendant qu’il parlait, plusieurs faits graves dont on avait ignoré les auteurs revenaient en mémoire à Georges. Certes, il savait ce Brochin un mauvais sujet ; mais il ne le supposait pas capable d’actes aussi infamants que celui de pousser à la désertion de malheureux égarés. S’il avait commis ce crime, il était capable de tout.

Et l’officier se rappela qu’un jour, pendant que Brochin était en sentinelle, des mulets avaient été volés au convoi sans qu’il eût donné l’alarme.