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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/423

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— C’est que le Tsung-li-Yamen[1] ignore l’affaire de Lang-Son, déclara le capitaine Bauche le soir, à la popote ; quand il sera renseigné, il rompra tous les pourparlers et ça recommencera de plus belle. Avec l’habitude qu’ont les Célestes de s’asseoir sur les traités qui les gênent, nous pouvons nous préparer…

De fait on se prépara, et pourtant c’était vrai : la paix était réellement signée. La Chine connaissait le succès passager qu’elle venait de remporter ; mais elle était lasse d’une guerre inutile : son trésor était vide et elle était bien sûre que la France, désireuse de venger ce recul, allait, suivant les demandes réitérées de l’Amiral Courbet, lui porter des coups au cœur, c’est-à-dire dans le voisinage immédiat de Pékin.

Quand on dut se rendre à l’évidence, qui fut le plus désappointé ? Ce fut encore Paul Cousturier.

Il avait rêvé d’un tableau formidable ; des masses chinoises emplissant toute la toile, hérissées de piques et de bannières multicolores ; au premier plan, de gros mandarins vêtus de soie jaune ; le tout s’enfuyant à corps perdu vers la Porte de Chine et sa pagode éventrée. Au-dessus de cette multitude grouillante, s’entassant pour passer dans l’étroite ouverture, des obus éclatant auraient seuls décelé la présence des Français ; peut-être aurait-il consenti à mettre dans un coin une tête de marsouin, une seule, afin de transmettre à la postérité les traits de son ami Georges ; mais il hésitait. Combien plus original serait ce tableau de bataille où n’apparaîtraient que les vaincus, et où les vainqueurs se devineraient, s’approcheraient sans qu’on les vit autrement que par les yeux de l’imagination. Une trouvaille quoi !

Je connais mieux que cela pourtant, dit Georges quand son ami lui eut fait part de sa conception.

— Vraiment.

— Oui, je connais un tableau dans lequel l’artiste a dépensé encore plus d’imagination que toi : c’est celui de la poursuite des Hébreux par les Égyptiens à travers la mer Rouge.

— Eh bien ?

— Eh bien le peintre a choisi le moment où les Hébreux sont déjà passés et où les Égyptiens ne sont pas encore arrivés : alors, on ne voit personne.

  1. Grand Conseil qui s’occupe des affaires extérieures de l’État chinois. Ce terme correspond à celui de « Quai d’Orsay » employé en France.