Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/43

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Il avait à côté de lui son chassepot et celui de son camarade, qu’il était descendu chercher dans la charrette ; puis, brisé, anéanti par tant d’émotions aussi neuves que violentes, l’enfant avait senti ses nerfs se détendre. Envahi d’une lassitude et d’une torpeur contre lesquelles il se sentait impuissant à lutter, Paul s’était laissé tomber sur le divan, et le sommeil l’avait pris.

L’oncle Henri le contempla un instant d’un regard attendri ; puis sans dire un mot, il le déchaussa et le déshabilla doucement, comme eût fait une maman bien douce pour un petit, tout petit enfant.

Paul ne s’éveilla point,… il dormait si bien ! Il ne sentit même pas M. Ramblot l’emporter dans un bon lit, et le brave petit homme fut tout étonné, le lendemain matin, de ne pas se retrouver chez son oncle dans son petit lit de fer.


Inutile de vous dire qu’il ne fut plus question pour lui de semonce ni de punition pour son escapade de la veille. L’oncle ne se sentait plus le courage de gronder cette jeune et exubérante bravoure, et du reste il semblait que cette journée du 30 octobre eût provoqué chez le gamin emballé une métamorphose complète. Il était, sans s’en douter, devenu presque un homme, au milieu de tant d’impressions où la mort jetait sa note grave.

Ce fut lui qui, ce matin du 31 octobre, conduisit les recherches jusqu’à l’endroit où M. Cave, son professeur, était tombé, et c’est en revenant de son pieux pèlerinage qu’il éprouva la colère la plus intense de sa vie, en voyant le 1er régiment badois entrer, musique en tête, dans la ville de Dijon.

Le son sec et sourd des tambours plats des Prussiens, la note aigre et sifflante de leurs fifres, lui résonna jusque dans les moelles ; et, quittant brusquement son oncle, l’enfant s’enfuit en courant et regagna la rue Charrue, pendant que deux grosses larmes roulaient en silence sur ses joues, envahies d’une pâleur extrême.

Car une véritable fureur le contractait à la pensée qu’il était presque forcé d’admirer la belle ordonnance des troupes prussiennes !

C’étaient de lourds soldats, c’est vrai ; sur leurs gros et fades visages n’étincelait point cette vivacité d’intelligence qu’on peut lire sur la physionomie de nos troupiers ; mais, rien qu’à les voir passer d’un pas raide, automatique, qui faisait résonner le sol sous un seul et même choc des talons ferrés, rien qu’à voir tous ces gros bras se balancer du même mouvement