Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/437

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Combien de « marsouins » allaient manquer à l’appel, au premier banquet de la « Dernière de Wagram »[1].

C’était le revers de la médaille…

Et comme il évoquait tous ces noms déjà lointains, une voix l’appela, celle de Paul Cousturier. Depuis le départ de Suez, c’est à peine si, une heure par jour, le peintre était monté sur le pont, tant son tableau l’absorbait. Chaque soir il le recouvrait soigneusement d’une toile, ne voulant pas le laisser voir incomplet…

Il venait de lui donner la dernière touche en vue des côtes.

— Viens voir, Georges ! et surtout, pas de compliments, je t’en prie, si ça ne te dit rien !…

Quand il fut devant l’œuvre de son ami, Georges Cardignac la regarda quelques instants sans parler…

Puis il saisit la main du peintre et lui dit simplement :

— C’est beau !

— C’est bien ta pensée ?

— Toute ma pensée : c’est vraiment beau, et sais-tu pourquoi ? C’est parce que tu as su entourer ce cercueil des hommes et des attributs que la réalité ne te donnait pas.

— Ce que tu remarques-là, dit le peintre, c’est précisément la différence qui existe entre l’œuvre d’un artiste et la photographie d’un amateur.

— Tout concourt à émouvoir, poursuivit Georges ; ce marin à la figure grave et pensive qu’on sent immobile sous les armes, cet officier recueilli qui, une main sur la culasse de la pièce, regarde tristement le cercueil ; et puis cette inscription en lettres d’or : Honneur et Patrie, devise du grand mort, qui domine le tout ! enfin dans le fond, la mer houleuse et le ciel gris s’harmonisant avec la tristesse des êtres,…le pavillon en berne se détachant sur le ciel morne,…tout cela est beau, mon Paul, et n’aurais-tu rapporté que cela de ton voyage… qu’il faudrait t’applaudir de l’avoir entrepris.

— Merci, dit le peintre, je voulais que tu fusses le premier à me donner ton avis, et cet avis, tel que tu viens de me l’exprimer, me procure une joie que tu ne peux connaître, car les artistes seuls éprouvent ça. Mais ce n’est pas tout : sais-tu ce que j’ai en outre rapporté de ce voyage ?… J’y ai trouvé

  1. Nom de la promotion 1875-77. — Chaque année, en décembre, un banquet réunit, au Cercle militaire, ceux de ses membres qui peuvent rallier Paris.