Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/90

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Je ne chercherai pas ici à te l’expliquer au point de vue technique, chère maman ; d’ailleurs les données exactes me manqueraient pour cela, et ce n’est pas là du reste le but de ces « impressions » de guerre.

Et puis, un soldat, petite unité noyée dans la masse, ne peut avoir que des sensations ; l’ensemble d’une opération lui échappe.

Pourtant, en ce qui me concerne personnellement, j’ai tant vécu déjà dans le contact d’officiers, j’ai si souvent entendu discuter des opérations militaires, que — l’atavisme aidant — je comprenais peut-être mieux qu’un autre, ou pour mieux dire, je déduisais mieux qu’un autre ce qui pouvait se passer.

Je note donc rapidement mon sentiment sur cette journée, encore mal définie au point de vue militaire.

L’histoire de ce grand drame qu’a été la bataille de Sedan, sera un jour écrite documentairement par des savants et des techniciens ; et, en notant les pensées qui me vinrent en cette matinée du 1er  septembre 1870, alors que je n’étais qu’un fusil perdu dans une forêt de fusils, je veux pouvoir contrôler si, à cette minute-là, j’ai vu juste.

Eh bien ! chère mère, malgré la superbe attitude de nos hommes, j’ai eu la prescience que cette journée se terminerait par un cataclysme effroyable !


La maison où j’étais placé possédait une sorte de clocheton, formant pigeonnier : j’y montai avec Pépin, et, de ce point, le regard passant au-dessus des maisons permettait d’apercevoir vaguement, à travers le brouillard qui commençait à se dissiper, l’entrée du ravin de Givonne. De ce côté, en haut de la pente boisée faisant face à Sedan, une violente canonnade s’entendait.

— Hein ? fit Parasol joyeux, t’entends ? v’là nos artilleurs qui rappliquent ! les Allemands vont recevoir des obus dans les reins !… Pas trop tôt !

J’eus quelque peine à détromper mon camarade ; mais il était évident pour moi que c’étaient des canons allemands qui tiraient dans la direction de Sedan ; plus loin encore, du côté de Floing et d’Illy, la même canonnade retentissait et nous parvenait par les bois et le brouillard ; et, avec une grande angoisse, j’évoquai encore à cet instant le geste enveloppant du vieux de Moltke !

Était-ce vrai ? Étions-nous donc cernés ?… J’eus un serrement de cœur,