Page:Driant - L’invasion noire 1-Mobilisation africaine,1913.djvu/202

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— Sapristi ! que c’est beau ! s’écria Guy ; je voudrais voir ici certains sceptiques du Cercle des Mirlitons ou du Club des Pannés ; ils comprendraient peut-être qu’on peut éprouver de réelles émotions ailleurs que dans le boudoir de ces demoiselles ou au fond de la coupe de l’intrépide Vide-Bouteilles.

Cependant, Saladin était remonté sur le pont, et, l’œil fixe, accoudé de son côté sur la balustrade, la tête dans ses mains, il songeait.

Sa physionomie avait repris le calme ; mais, au tressaillement qui agitait les muscles de son visage, il était facile de voir que ce calme n’était qu’apparent.

Et, en effet, mille pensées confuses tourbillonnaient au fond de son âme secouée par une rage indicible, comme la toiture d’un monument par le cyclone qui passe.

Mais aussi, pourquoi avait-il eu la malencontreuse idée d’aller la revoir avant de partir et de lui parler d’amour au moment où elle s’enveloppait dans son deuil comme les Israélites en prières dans leur linceul ?

Pourquoi ? mais le savait-il ?

Non ! une fatalité l’avait conduit là !

Une fatalité ! car il avait pris la résolution d’attendre, d’être discret, de ne revenir auprès d’elle que grandi par cette tentative héroïque à laquelle un hasard béni l’avait associé.

S’il avait eu la force de caractère voulue pour s’affermir dans cette résolution, la seule raisonnable, à cette heure encore il eût pu espérer.

Mais il avait été fou : deux heures avant l’embarquement, il avait été comme saisi de vertige.

Comment s’était-il trouvé devant elle et comment, malgré son long voile noir, sa pâleur, ses yeux humides et son air grave, avait-il eu l’audace de se jeter à ses pieds ?

Il n’aurait pu le dire.

Il ne se rappelait plus qu’une chose, c’est qu’il avait été chassé par elle, chassé comme un chien.

Oh ! ce visage irrité, ces yeux agrandis par l’indignation, ce bras levé vers la porte !

Il les revoyait, et ses poings se serraient, et ses ongles entraient dans sa chaire.