Page:Driant - L’invasion noire 1-Mobilisation africaine,1913.djvu/216

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Car l’interprète avait entendu cette dernière phrase.

Mais il se remit vite, et passant sa main sur son front, il essaya de rendre le calme à ses traits de nouveau bouleversés, et de maîtriser la rage indicible qui le secouait, au souvenir de l’inoubliable scène.

Depuis quelques heures il vivait d’une vie nouvelle : un être que personne n’aurait pu soupçonner surgissait en lui.

Et cet être n’avait rien d’humain.

Depuis qu’il avait reçu la blessure sanglante qui affolait sa passion, une haine féroce l’avait envahi tout entier.

Ses instincts sauvages endormis, depuis vingt-cinq ans, se réveillaient menaçants, exaspérés.

Ah ! il en était bien sûr à cette heure : il n’avait pas dans les veines une seule goutte de sang français.

Tout en lui détestait le chrétien, le roumi, chien fils de chien !

Remontant le cours des ans, il se reporta vers l’époque lointaine où il était enfant, et sa vie tout entière s’étala devant lui.

— Il revit son père, marchand juif de Tripoli, enrichi dans le commerce des peaux et des olives après avoir vendu des allumettes au coin des rues ; puis, expédiant ses produits jusqu’à Tunis, Oran et Tanger.

C’est dans cette dernière ville que le marchand, devenu voyageur, avait rencontré sa mère à lui, Saladin, une Mauresque du Riff, nommée M’Rida, de cette région indomptée du Maroc où le Sultan lui-même n’ose envoyer un ordre ni réclamer un tribut.

Il s’était converti à l’islamisme pour avoir le droit de la prendre pour femme, car les parents et le cheik de la tribu l’avaient exigé ; il trouvait d’ailleurs son compte dans cette apostasie, car le commerce est dur aux Juifs dans ce pays où la haine des musulmans pour eux est restée vivace comme au premier jour.

Pendant dix ans il avait voyagé avec M’Rida, conduisant ses caravanes du Mogreb au M’Zab et à Mourzouk, ajoutant à son commerce antérieur celui des esclaves plus lucratif que tous les autres, accumulant enfin, par tous les moyens, l’or, l’unique objet de sa passion.

Mais au moment même où ses affaires prospéraient le