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LA GRANDE-ROQUETTE.

et ne revenaient que le lendemain dans la matinée. Pendant la nuit, la prison était gardée par soixante hommes, au plus par quatre-vingts. Ce fait n’avait point échappé aux surveillants, qui savaient en outre que les fédérés, presque constamment ivres, n’étaient jamais insensibles à l’offre d’un verre d’eau-de-vie. Ils se cotisèrent et reconnurent que leurs ressources communes s’élevaient à plus de cent cinquante francs ; c’était de quoi griser tout un bataillon. On offrirait aux fédérés « une tournée » dans le poste et on la renouvellerait tant qu’un homme tiendrait debout ; on avait calculé qu’une somme de soixante-dix francs consacrée à un achat d’eau-de-vie et d’absinthe suffirait à mettre les soixante ou quatre-vingts fédérés dans un état complet d’abrutissement.

Lorsqu’on les verrait convenablement affaiblis par l’ivresse, un des surveillants se rendrait à la première section, située au premier étage du bâtiment de l’est. Là étaient enfermés les gendarmes. Il y en avait dans cette seule section une cinquantaine, tous vieux soldats de Crimée, d’Italie, du Mexique, rompus au maniement des armes et aptes à une action hardie. On les faisait sortir, on les conduisait jusqu’au poste des fédérés ; là ils se jetaient sur les râteliers où les fusils étaient déposés, s’en emparaient, assommaient les récalcitrants, mettaient des cartouches dans leurs poches et, formés en peloton, guidés par Pinet, qui dans la matinée avait été reconnaître le terrain, ils se lançaient au pas de course vers les quartiers excentriques que nulle barricade n’encombrait encore, enlevaient sans peine le poste de la porte Saint-Mandé, se jetaient dans le bois de Vincennes, et, au besoin, se remettaient entre les mains des troupes allemandes. Tel était le plan imaginé par ces trois braves gens ; il était peut-être d’un succès douteux : on pouvait rencontrer des obstacles imprévus,