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« L’Assemblée redoutait l’armée et sentait bien qu’elle était instinctivement attirée vers le nom de Napoléon. À une revue passée par le Président de la République, dans la plaine de Satory, des régiments avaient défilé en criant : « Vive l’Empereur ! » Grand émoi dans l’Assemblée. On y fit quelque rhétorique, on parla de César, du Rubicon et du Dix-huit Brumaire. Changarnier calma les inquiétudes ; sa petite allocution se terminait ainsi : « La France n’a rien à redouter de quelques prétoriens en débauche : mandataires du pays, délibérez en paix ! »

Par la citation que j’ai empruntée aux Mémoires d’Odilon Barrot, à la confession d’un témoin, d’un acteur de tous ces faits médiocres, on peut se convaincre que ce n’est point la bonne volonté qui manquait aux adversaires du prince Louis-Napoléon et que, s’il n’avait pris l’initiative, au mois de décembre 1851, l’Assemblée nationale eût brisé son mandat et l’eût fait incarcérer.

Le coup d’État, résolu dans la pensée du Président[1], devait-il, dès le principe, avoir pour conséquence l’établissement du pouvoir personnel et de l’Empire autoritaire ? Je ne le crois pas, et j’étaie mon opinion sur l’autorité d’un homme qui a été mêlé à une négociation secrète sur laquelle les principaux intéressés ont gardé le silence. Je suis convaincu qu’il ne m’a pas trompé ; néanmoins, je dirai comme Montaigne : « Les histoires que j’emprunte, je les renvoie sur la conscience de ceux sur qui je les prends. »

Le chef du cabinet de Guizot, ministre des Affaires étrangères depuis le mois d’octobre 1840 jusqu’au mois de février 1848, se nommait Génie. Parfois il fut question de lui dans les débats parlementaires de cette époque. Je l’ai beaucoup connu, car il fréquentait le bureau de rédaction du Journal des Débats, où j’ai écrit des articles Variétés, de 1864 à 1870. Génie était un petit vieillard alerte, rasé comme un diplomate et coiffé d’une perruque comme un père

  1. Au mois d’avril 1850, le Prince Président écrivit à Lord Malmesbury, son ami, chef du Foreign Office : « Je suis ici absolument isolé. Mes partisans ne me connaissent pas et ils me sont inconnus. Il est peu de Français qui m’aient vu depuis que je suis arrivé d’Angleterre ; j’ai essayé de concilier les partis sans en venir à bout. On voudrait m’enlever et me mettre à Vincennes. On ne peut rien faire de la Chambre, je suis absolument seul ; mais j’ai pour moi l’armée, la population, et je ne désespère pas. Vous voyez ma position ; il est temps d’en finir. » Cité par G. Rothan : M. de Persigny à Berlin (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1889, p. 370).