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chez lui, ce soir, à neuf heures, de tenir ses domestiques à la cuisine et d’ouvrir lui-même la porte de son appartement, en entendant sonner deux coups. » Que l’on me pardonne ma fatuité, je crus à une bonne fortune. Pour faire comprendre la scène qui va suivre, je dois dire que la porte de mon cabinet de travail donnait sur l’antichambre. Du salon de mon appartement j’avais fait mon cabinet, qui était grand, garni de tapis, drapé de rideaux en lampas rouge, orné d’armes orientales, de tableaux, de « bibelots », dont j’ai toujours eu le goût, et éclairé par quatre lampes Carcel. L’aspect de la pièce était gai et, comme l’on dit, assez cossu.

À neuf heures, la sonnette retentit deux fois, coup sur coup. Je me précipitai et je vis Fanjat, un vieux bohème dont j’ai déjà parlé, qui, tout en caressant son énorme barbe blanche, me dit : « Je vous amène un ami. » J’aperçus alors un homme de taille moyenne, le chapeau enfoncé sur le front, les yeux abrités par des lunettes bleues, le visage enveloppé d’un cache-nez, le collet du paletot remonté, se dissimulant si bien, en un mot, qu’un agent de police avisé eût pu l’arrêter de confiance. Je compris qu’il ne serait peut-être pas aussi question de bonne fortune que je l’avais imaginé. L’ami de Fanjat fit un bond jusqu’au milieu de mon cabinet, regarda autour de lui et, sans avoir prononcé une parole, reprit en courant le chemin de l’escalier. Fanjat se lança derrière lui et je ne devinai point ce que signifiait cette apparition.

Cinq minutes après, j’entendis deux coups de sonnette ; j’allai ouvrir ; Fanjat et son ami rentrèrent chez moi. L’inconnu enleva son chapeau, ses lunettes, son cache-nez, son paletot, me tendit la main et me dit : « Je suis Madier de Montjau[1] et je vous demande asile. » Je l’assurai qu’il était en sécurité ; il reprit : « Votre appartement m’avait fait peur ; des lampes, des tapis, des tableaux, cela flaire la trahison ; mais Fanjat m’a rassuré. » Je ne répondis rien et me contentai d’estimer que la venette avait troublé le cerveau de mon hôte. Il était ému, tressaillait au moindre bruit et disait avec un sentiment où la terreur et l’orgueil se mêlaient à juste dose de comique : « On a donné ordre

  1. Madier de Montjau (1814-1892), avocat et homme politique républicain, député de l’extrême gauche à l’Assemblée législative, exilé sous l’Empire, député de 1874 à 1892. (N. d. É.)