Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/165

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Il en est un qui eût bien voulu vivre pour elle et qu’elle encouragea. C’était un simple lieutenant de vaisseau, officier d’ordonnance de l’Empereur et qui se nommait Des Varannes. Ce garçon était bien et hardi. Vivant dans la familiarité du palais, initié à l’affaiblissement déjà perceptible de la santé de l’Empereur, calculant que dix-huit années de différence entre le souverain et la souveraine semblaient promettre la régence à celle-ci, il pensa peut-être que les Biren et les Potemkine ne sont point un produit exclusif du climat russe. Il sut faire comprendre qu’une grande passion le ravageait, passion justifiée par tant de beauté, tant de charme, tant d’intelligence ; malgré sa position subalterne, il ne fut point repoussé et on lui laissa deviner que, si l’on devait rester indifférente, on n’était pas insensible. Un soir, au cercle de l’Impératrice, on parlait de musique. Des Varannes dit : « La plus belle phrase musicale que je connaisse est celle de La Favorite : Pour tant d’amour ne soyez pas ingrate ! » Il regarda l’Impératrice, qui leva les yeux sur lui et rougit sous son blanc.

Il y avait là un témoin, dont la clairvoyance ne dormait guère en pareil lieu : c’était le prince Napoléon. Il se leva, fit quelques tours dans le salon d’un air nonchalant, se mit à causer avec Des Varannes et, l’emmenant dans un coin, il lui dit de cette voix câline qu’il savait si bien moduler, quand il voulait entraîner les gens à quelque vilenie : « Est-ce que vous tenez beaucoup à Cora Pearl, avec qui vous êtes lié ? Non, n’est-ce pas ? Arrangez-moi donc une entrevue avec elle ; cela m’obligerait. » Des Varannes répondit : « Mais, monseigneur, dès ce soir, si Votre Altesse Impériale le désire. » C’est de la sorte que le prince Napoléon devint l’amant, beaucoup trop officiel, de Cora Pearl, qui était une fille à genoux cagneux, dont les cheveux étaient teints en jaune et, en réalité, se nommait Emma Cruche. Je retrouve dans mes paperasses une note ainsi conçue : « 26 décembre 1881 : Le prince Napoléon m’a dit aujourd’hui qu’il était persuadé que Nigra et Des Varannes avaient été les amants de l’impératrice Eugénie ; il me l’a dit avec une telle conviction que l’on peut être certain qu’il mentait. » Il mentait, en effet, j’en suis fâché pour sa mémoire.

Rien, dans cette amourette, ne dépassa ce que les femmes les plus réservées ne se refusent pas toujours ; on montait jusque dans le « bleu » et l’on n’en descendait pas. La situa-