Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/167

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Lorsqu’une lettre ne « touche » pas celui auquel elle est adressée, elle est renvoyée à l’administration centrale, où elle est classée au bureau de rebut. Là, au bout d’un certain temps, si elle n’a pas été réclamée, elle est ouverte, afin que l’on puisse s’assurer qu’elle ne renferme pas de valeurs ou qu’elle ne contient pas quelque indication qui permette de la faire parvenir au destinataire. Parmi les lettres qui furent réexpédiées à Paris, après la mort de Des Varannes, il y en avait plusieurs signées Eugénie. Le chef de rebut devina qu’il y avait là quelque mystère et il remit les lettres au directeur général, qui était Vandal, homme d’infiniment d’esprit, mais dont le tact défaillit en cette circonstance. Il reconnut la provenance des lettres et, ne doutant pas que l’Impératrice ne gardât bonne gratitude à celui qui les lui rendrait, il les lui porta. L’Impératrice les regarda à peine, dit : « Je sais ce que c’est », et les jeta au feu. Pour tirer parti du secret qu’il avait surpris, il eût fallu que Vandal fût discret ; il oublia de l’être, l’historiette courut et parvint aux oreilles de l’Empereur, qui était servi par une police excellente. Au mois de juillet 1870, lorsque Napoléon III partit pour Metz, il nomma un certain nombre de sénateurs, dont j’étais, et rejeta Vandal, que le ministre des Finances avait proposé.

J’étais lié avec Vandal ; après la chute de l’Empire, je lui parlai de ces lettres : il avait quelque légèreté de caractère, aimait à causer, et, n’ayant rien à ménager du côté des Bonaparte déchus, ne se serait point gêné pour faire soupçonner qu’il y eût, entre l’Impératrice et Des Varannes, autre chose qu’un échange de sentiments platoniques. C’était, m’a-t-il dit, des épîtres de pensionnaire, des romances en prose, du phébus et de la littérature de mirliton. Quant à y trouver trace d’une liaison coupable, c’était impossible, même en torturant et en dénaturant le sens des mots. Vandal a dit vrai, ce fut une billevesée où la tête seule participa ; on peut même croire que le cœur n’en eut pas une pulsation de plus. Je le répète, l’Impératrice était d’une froideur extraordinaire ; du reste, elle ne s’en cachait point dans l’intimité ; elle a fait, à cet égard, des confidences qu’une de ses amies m’a répétées.

L’Empereur ignora sans doute l’existence de cette correspondance ; s’il l’avait soupçonnée, il lui eût été facile de faire saisir les lettres à la poste ; car, pendant son règne