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adressées aux gros financiers et aux hommes politiques, et, sur les renseignements qu’il y recueillait, il tablait un jeu de Bourse qui souvent ne lui fut pas favorable.

Après le ministère du 2 janvier 1870, lorsqu’Émile Ollivier prit le pouvoir et restaura, en France, le régime parlementaire, le préfet de Police, J.-M. Piétri, ne voulut pas porter seul la responsabilité de ces investigations secrètes, qui pouvaient être dénoncées à la tribune et créer des difficultés au gouvernement de l’Empereur. Il expliqua l’organisation du cabinet noir à Émile Ollivier, qui répondit : « Je m’entendrai avec le directeur des postes pour qu’il me fasse désormais son rapport. » On peut croire que la préfecture de Police n’en chôma pas plus de renseignements que par le passé. Après l’expédition des Deux-Siciles (1860), que j’avais suivie en amateur, toutes mes lettres furent décachetées à la poste ; je m’en aperçus facilement et ne m’en souciai guère ; n’ayant jamais été mêlé à aucune conspiration, il m’importait peu que Simonnet s’occupât de ma correspondance.

Au ministère de l’Intérieur, on procédait d’une autre façon. Il y avait là un vieux policier, nommé Saint-Omer, qui n’avait point ses entrées à l’administration des postes et qui n’en regardait pas moins dans les lettres qu’il voulait lire. Lui aussi était un habile homme ; d’un coup d’œil, il soupesait les consciences et savait que parfois elles sont légères. Il pratiquait les facteurs, les portiers, les valets de chambre, surtout les domestiques de confiance et les secrétaires intimes ; cela ne coûtait pas cher et ne grevait pas trop le budget des fonds secrets. Le valet de chambre d’Édouard Bocher, administrateur des biens de la famille d’Orléans, se serait fait scrupule de ne pas lui mettre en main la correspondance de son maître, et celui de Thiers s’empressait à ne lui rien celer.

Dans une commission au Corps législatif, Chevandier de Valdrôme, ministre de l’Intérieur (2 janvier 1870), ne se tint pas de donner à Thiers un avertissement dont celui-ci profita. Par maladresse ou par courtoisie, il fit une allusion à une lettre que Thiers avait reçue la veille. En rentrant chez lui, Thiers appela son valet de chambre, lui paya ses gages et le mit à la porte. De l’aveu de J.-M. Piétri, à qui je dois ces détails, le cabinet noir n’a jamais servi à rien. C’était l’avis de Napoléon Ier, dans ses causeries à Sainte-Hélène, et, si parva licet componere magnis, c’est aussi le mien. Le ministère des