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le regard ferme, la bouche sévère, pénétrait dans le cabinet de l’Empereur : « Votre Majesté m’a fait appeler ? » C’était une apparition ; l’Empereur — le fils de l’amiral Verhuel — en pâlissait. « Oui, je désire te parler : Rouher n’est pas content de toi. » Le prince Napoléon éclatait : « De quel droit cet Auvergnat se mêle-t-il de ma conduite ? » À l’instant, l’Empereur fléchissait : « Ah ! ne te fâche pas ; je tâcherai d’arranger cela. » Et toujours il en était ainsi ; nulle colère de l’Empereur ne tenait à la vue du fantôme que le prince Napoléon évoquait à volonté.

Une seule fois, l’Empereur fit preuve d’énergie envers son cousin ; mais l’un était à Alger, l’autre à Ajaccio ; le premier répondit par une lettre très dure à un discours imprudent ou plutôt prématuré que le second avait prononcé lors de l’inauguration des statues de la famille Bonaparte. L’éloignement permit une semonce officielle, qu’une entrevue aurait adoucie jusqu’à la rendre insignifiante. Bien souvent, je me suis demandé si l’Empereur et le prince Napoléon ne s’étaient point distribué les rôles, comme deux acteurs politiques, visant un même dénouement, l’un représentant le principe autoritaire, l’autre représentant le principe libéral : je n’ai jamais pu me répondre[1].

La confiance de l’Empereur dans le prince Napoléon paraît avoir été complète. L’Empereur, comme presque tous les souverains, même lorsqu’ils sont soumis au régime parlementaire, avait deux politiques. L’une, la politique officielle, brassée par les ministres, plus ou moins discutée devant les Chambres, louée ou blâmée par les journaux, et livrée aux appréciations du public dont elle occupe les loisirs. L’autre, la politique secrète, dirigée par le souverain lui-même, à l’insu des ministres, loin des ingérences parlementaires, et destinée à préparer les complications où le pays pourrait plus tard recueillir quelque avantage. L’homme de cette politique, pendant le Second Empire, fut le prince Napoléon, qui n’ignora

  1. Le prince Napoléon m’a raconté qu’à la suite de ce discours et dès son retour de Corse, il avait été mandé aux Tuileries par l’Impératrice, qui, alors, exerçait la régence pendant l’absence de l’Empereur. En entrant chez elle, il lui dit avec un éclat de rire : « J’espère que Votre Majesté ne va pas me faire fusiller. » Très sérieuse, l’Impératrice répondit : « Vous savez bien, Napoléon, que ces choses-là ne se font plus. » Puis elle ajouta, en le regardant fixement : « Et je le regrette. » Le prince riposta : « Ça prouve que nos montres ne marchent pas d’accord ; la mienne avance peut-être, mais, à coup sûr, la vôtre retarde ; je crois même qu’elle est arrêtée. »