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que l’on y apposât le grand sceau de l’Empire français — le sceau de l’État, — que le prince Napoléon n’avait pas. Il paraît que la formalité était de rigueur, car, malgré les observations du prince Napoléon, le chancelier n’en voulut démordre. Le traité fut expédié au général Kisselew, ambassadeur de Russie à Paris, qui reçut ordre de le faire sceller. L’embarras fut grand aux Tuileries ; Napoléon III n’avait point le grand sceau, qui restait entre les mains du ministre des Affaires étrangères, auquel on continuait à cacher l’existence du traité. Sur le conseil du prince Napoléon, et sous prétexte que les ailes de l’aigle étaient insuffisamment éployées et devaient être refaites, l’Empereur demanda le sceau à Walewski ; dupe ou non du subterfuge, celui-ci n’osa le refuser. Napoléon III dit à son cousin : « Tiens, le voilà, ton sceau ! » Le prince se rendit immédiatement à l’ambassade de Russie, scella le traité et le fit porter à Saint-Pétersbourg par le général Franconière, son premier aide de camp[1].

Au mois de juin 1882, le prince Napoléon est venu passer trois jours à Baden-Baden, pour voir son fils Victor, qui, depuis le mois de janvier, est à Heidelberg. Le 17, le prince ayant dîné chez moi, nous nous promenions le soir sur la terrasse, devant la maison de conversation, lorsque nous fûmes accostés par le prince Gortschakoff, octogénaire, bavard, intarissable, affaibli, atteint d’une sorte de satyriasis morale, qui rend sa présence gênante dès que passe une femme, vaniteux outre mesure et se croyant le pivot du monde. Le prince Napoléon, vivace, agressif, lui rappela différents épisodes diplomatiques auxquels ils avaient participé, et entre autres celui que je viens de raconter. Gortschakoff parlait « sous lui », citait ses bons mots, répondait sans attendre les questions, questionnait sans écouter les réponses et semblait retourner à l’enfance. Il y avait de l’acrimonie entre les deux interlocuteurs. Gortschakoff fit la sottise de dire : « Votre Altesse Impériale n’a pas eu à se plaindre de nous, car nous lui avons

  1. L’empereur Alexandre resta fidèle à ce traité secret, jusqu’au jour où, par un discours intempestif sur la Pologne, le prince Napoléon le brisa lui-même. En 1860, un an après la campagne d’Italie, l’empereur d’Autriche et le prince régent de Prusse (depuis empereur d’Allemagne) se rendirent à Varsovie pour entraîner le souverain de la Russie dans une action commune contre la France. Un mot de l’empereur Alexandre mit ce projet à néant. Aux premières ouvertures qui lui furent faites, il répondit : « Je suis venu ici faire de la conciliation et non point de la coalition. »