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donné le cordon de Saint-André. » Du haut de sa grande taille, le prince Napoléon laissa tomber sur le vieux chancelier un regard dont l’expression railleuse ne se peut traduire et riposta par une allusion si insultante que je n’ose la reproduire ici. On se salua et l’on se sépara sans se tendre la main. Le prince Napoléon me disait : « Ça n’a jamais été qu’une vieille bête ! » Le lendemain, Gortschakoff me disait : « Il a toujours été mal élevé. »

En 1862, le prince Napoléon fut mêlé à une combinaison baroque, où il se laissa probablement entraîner par sa haine contre la maison d’Autriche. Ce n’est pas en vain qu’il avait vécu en Italie, au temps de sa jeunesse ; il y avait reçu le germe de sentiments qui ont persisté et l’ont parfois poussé à des fautes qu’un homme moins passionné ou plus politique n’aurait point commises. Il disait couramment : « Je hais les blancs et les noirs ! » c’est-à-dire les Autrichiens et les prêtres. Il ne l’a que trop prouvé et n’a pas eu à s’en applaudir. Au printemps de 1862, on voulait du même coup liquider révolutionnairement la question d’Orient et détruire l’empire d’Autriche. Le héros de cette énorme aventure était Garibaldi, devenu fou de vanité depuis l’expédition des Deux-Siciles (1860), où, malgré ses hésitations, il avait été forcé d’agir par Nino Bixio[1], qui n’avait plus de quoi nourrir sa femme et ses enfants.

Le branle était mené par des Polonais et par des Hongrois ; la diplomatie occulte des conspirateurs avait fait son œuvre et, pendant l’année 1861, avait préparé le soulèvement sur lequel on comptait pour réussir. Le centre de la combinaison était à Athènes, où le roi Othon, las de sa situation misérable, de son royaume incomplet, de son budget dérisoire, promettait l’appui de son petit trésor, de sa petite marine, de sa petite armée. Un Polonais intelligent appelé Wierzbiski, lequel, sous le nom de Mourad-Bey, avait été chef d’état-major d’Omer-Pacha, pendant la guerre de Crimée, était près du roi Othon comme une sorte d’ambassadeur de la conspiration, que Victor-Emmanuel n’ignorait pas et à laquelle le prince Napoléon s’intéressait. Le général Türr, qui, en septembre 1861, avait épousé Adeline Wyse-Bona-

  1. Bixio (Girolamo, dit Nino), officier italien, né à Gênes en 1821, mort en 1873 ; frère de Jacques-Alexandre Bixio (1808-1865), homme politique français, qui fut ministre sous le Second Empire. (N. d. É.)