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parte, servait d’intermédiaire entre Turin et le Palais-Royal.

Garibaldi, assuré de l’appui et du concours du roi des Hellènes, devait se jeter aux bouches de Cattaro, avec des bandes recrutées parmi les volontaires qui l’avaient suivi en Sicile et dans le royaume de Naples. Un traité secret avait été conclu avec le Wladika[1] du Monténégro et avec Michel Obrenowitch, prince de Serbie ; en outre, on croyait être certain de la coopération des populations chrétiennes de l’Albanie. À l’aide de ces forces, on comptait soulever la Croatie, insurger la Hongrie et tomber à revers sur l’Autriche. On espérait que celle-ci, se sentant menacée, rappellerait une partie de ses troupes employées à maintenir la Vénétie, et qu’alors Victor-Emmanuel se lancerait au-delà du Mincio. On avait des agents à Agram, à Bucarest, à Belgrade, en Transylvanie, à Pesth et à Clausenbourg ; des groupes de conspirateurs se tenaient prêts à agir. Des banquiers grecs avaient déposé à la Banque de Turin une somme de quatre millions, afin de pourvoir aux premiers frais de l’expédition.

Tout était prêt ; il y avait bien des chances pour que l’aventure tournât pitoyablement, mais nul ne pouvait prévoir ce que l’irruption de Garibaldi, avec ses « chemises rouges », produirait dans ces pays morcelés, mécontents, écrasés par l’Autriche, ruinés par le Turc, toujours prêts à la révolte et aspirant à leur indépendance. Il en pouvait résulter un soulèvement général, dans une contrée qui semble faite pour la guerre défensive. Ce projet ne reçut même pas un commencement d’exécution, et ce fut Garibaldi qui le fit échouer, ou plutôt entre les mains duquel on le brisa.

Soldat de fortune, aventurier, condottiere redoutable, à la tête de cinq ou six mille hommes, désorganisant les troupes régulières pour s’en pouvoir servir, soutenu par une destinée exceptionnelle, porté par l’admiration et les illusions d’un peuple entier, Garibaldi était en politique ce que l’on peut appeler crûment un nigaud. Son esprit court et naïf n’avait ni lueur, ni projection. Il ne se sentait quelque vigueur que devant un obstacle, parce que, comme le sanglier, il se ruait dessus. Il accordait volontiers sa confiance — et l’on s’accommodait de façon à la lui faire donner à des gens qui parlaient dans l’oreille des chancelleries intéressées à ne pas ignorer ses desseins. Or Garibaldi avait pour ami intime un réfugié

  1. Titre porté par les princes du Monténégro. (N. d. É.)