Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était un homme d’esprit, charmant auprès des femmes, qu’il aimait à rechercher, causeur intarissable, ayant du monde et participant au double caractère de ses ancêtres, qui furent soldats et diplomates. Ses qualités de bonne compagnie donnaient plus de relief encore à ses qualités politiques, qui étaient considérables. La projection de sa pensée allait loin et tombait au-delà des prévisions ordinaires. Administrateur habile, il avait été un de nos meilleurs ministres de la Marine. Hardi dans la conception, très prudent lorsqu’il s’agissait d’exécuter, il avait une supériorité que sa modestie ne dévoilait pas aux regards superficiels, mais qui en faisait un homme de premier ordre. Dans un pays comme le nôtre, où le don de la parole séduit les foules, le marquis de Chasseloup-Laubat ne pouvait être populaire ; sa parole était simple, de bon sens et de rigoureuse déduction ; mais il ne possédait point l’éloquence entraînante de Rouher, de Jules Favre, d’Émile Ollivier, éloquence admirable, éloquence musicale, éloquence néfaste qui a charmé tous les cœurs et perdu toutes les causes. Lorsque l’on entendait ces virtuoses de la parole, on était entraîné ; lorsque l’on écoutait Chasseloup-Laubat, on était convaincu. Ce ne fut pas seulement un homme politique, ce fut un homme d’État ; si la direction des affaires était restée entre ses mains, les grandes misères de 1870 nous auraient été épargnées. Sa démission, lorsqu’il se retira pour céder la place au ministère du 2 janvier, fut le premier de nos désastres.

Chasseloup-Laubat avait un don précieux ; il connaissait les hommes et les savait choisir. Il avait placé près de lui, en qualité de secrétaire intime, c’est-à-dire de confident et de conseiller, un étrange garçon, qui fut de mes amis et qui se nommait Arthur Kratz. Né à Strasbourg, sans fortune, ancien secrétaire de Chaix d’Est-Ange[1], peu spirituel, politiquement intelligent, il était simple référendaire à la Cour des Comptes et rêvait une haute situation. Sans les événements de 1870-1871, sans la perte de l’Alsace, il eût marqué parmi les hommes politiques de notre temps ; la destinée le rejeta dans l’obscurité, d’où il s’obstina à ne plus sortir. C’était un bohème et un dépenaillé ; un de ses camarades disait : « Faut-il qu’il ait du linge sale, pour n’en jamais manquer. » Buveur intrépide, insatiable mangeur, il travaillait jour et nuit, entre une

  1. Chaix d’Est-Ange (Gustave), 1800-1876. Avocat célèbre par sa plaidoirie dans l’affaire des Quatre Sergents de La Rochelle, député sous Louis-Philippe, sénateur sous l’Empire. (N. d. É.)