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tenta. Avec Jules Vallès, on ne prit point de précautions délicates ; on lui expédia un certain Lagrange, qui était chef du service politique, à la préfecture de Police. Non seulement Vallès ne regimba pas, mais il tendit l’oreille et écouta. On lui proposait d’appuyer sa candidature et de ne rien négliger pour le faire accepter par les réunions d’ouvriers.

Au bout d’une semaine, il eut une nouvelle entrevue avec Lagrange et lui fit une réponse à laquelle les événements n’ont point donné tort. Il dit, en substance, que l’Empire était bien malade, que ce serait imprudent de lier son sort à celui d’un moribond ; qu’il savait bien qu’il ne serait point élu, mais que sa candidature actuelle n’était qu’un début dans la vie politique et préparait le succès d’une candidature future ; il croyait à son avenir, ne voulait pas le compromettre et se réservait. Aux élections de 1869, Jules Vallès obtint cinquante-deux voix ; mais, le 16 mars 1871, il fut élu membre de la Commune pour le XVe arrondissement. Son principal agent électoral, lors du scrutin de 1869, fut un menuisier nommé Genton, qui, dernier président de la cour martiale de la Commune, fit assassiner sous ses yeux, dans le chemin de ronde de la Grande Roquette, le président Bonjean, l’archevêque Darboy, le curé Deguerry, les Pères Allard, Clerc et Ducoudray. Jules Vallès avait vu juste. Le nouveau Corps législatif était destiné à enterrer l’Empire, que le parti du candidat de la misère eût été impuissant à renverser, et qui ne devait tomber que sous le choc des armées allemandes.

Les élections avaient été franchement conservatrices, mais conservatrices dans un sens libéral ; l’élément révolutionnaire — irréconciliable — n’y était que faiblement représenté. La majorité était acquise au gouvernement, mais elle désirait, plutôt qu’elle ne réclamait, des modifications en faveur des prérogatives parlementaires. Avant d’accorder un pouvoir défini au Corps législatif, l’Empereur voulut faire l’essai d’une liberté presque absolue, et le marquis de Chasseloup-Laubat fut chargé d’appliquer un régime auquel la France n’était plus accoutumée depuis longtemps. J’ai connu Prosper de Chasseloup-Laubat ; au temps de ma jeunesse, nous nous rencontrions souvent dans le salon de la baronne L’Hermitte, veuve du contre-amiral qui fut un des marins les plus énergiques du Premier Empire. Chasseloup était de vieille race saintongeoise, race à la fois fine et résistante, qui a donné tant de serviteurs illustres à la France.