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dans la familiarité de Talleyrand, de Montrond[1], de Pozzo di Borgo, de Metternich, d’Alexandre de Girardin[2] ; ce n’est point en telle compagnie qu’il se forgea des principes bien rigides, mais il y apprit la science du monde à laquelle il excella. Il fut un des plus brillants officiers de l’armée française. Il donna sa démission en 1838, afin de ne point s’éloigner de la comtesse Le Hon[3], qui était alors dans tout l’éclat de sa beauté blonde et un peu vulgaire.

Il avait dans sa chambre à coucher un portrait de la reine Hortense et tirait vanité de son origine ; avant qu’il ne fût nommé duc et ne reçût pour armes les armes des anciens dauphins d’Auvergne, il portait l’écusson des Morny, au franc quartier d’or chargé d’une fleur d’hortensia de gueules, avec la devise : tace et memento. Lorsqu’il fut choisi pour présider le Corps législatif, le Punch publia une de ces fortes charges que les Anglais savent si bien faire. On voyait Morny assis au fauteuil de la présidence et tombé en rêverie ; il se disait : « Ma mère, c’est la reine Hortense ; mon père, c’est le comte de Flahaut ; l’empereur Napoléon III est mon frère, la princesse Louise Poniatowska est ma fille ; tout cela est naturel. » Après sa mort, lorsque le comte Walewski, fils de Napoléon Ier et de la comtesse Walewska, fut appelé à lui succéder, on cita le vers :

Chassez le naturel, il revient au galop.

D’une obligeance rare, suffisant, accoutumé aux succès, cherchant plus d’une mouture dans le même sac, brassant toute sorte d’affaires, expert aux bonnes mains, ne négligeant ni les gros, ni les petits bénéfices, il fit, défit, refit sa fortune plusieurs fois et mena, à notre époque, l’existence d’un grand seigneur du temps de Louis XV avec les soupers débraillés, la petite maison, la politique d’intrigues et la vie sans mesure. Il avait profité des leçons de Montrond, et l’élève se montra digne du maître. J’ai ouï conter à Alfred Mosselmann, qui était le frère de la comtesse Le Hon, une anecdote qui peint l’homme. Morny avait le goût des pierres ;

  1. Montrond (Clément Fourchent de), écrivain catholique (1805-1879). (N. d. É.)
  2. Girardin (Alexandre, comte de), 1776-1855. Général de l’Empire, puis premier veneur de Louis XVIII et de Charles X ; père du journaliste Émile de Girardin. (N. d. É.)
  3. Le Hon (comtesse), née Mosselmann, fille d’un grand industriel belge, épouse de Claude-Joseph Le Hon (1792-1868), diplomate belge, qui fut ambassadeur à Paris de 1848 à 1852. (N. d. É.)