Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maison ne fut pas fermée et toute fantaisie y trouva place.

Morny avait un ami intime qui n’était point pour le maintenir dans la bonne route ; c’était le marquis Fernand de Montguyon, dont le frère, général de mérite, avait — dit-on — épousé morganatiquement la duchesse d’Orléans. Ce marquis de Montguyon était le type même du « vieux beau », quoiqu’il eût toujours été assez laid ; teint fardé, maquillé comme une actrice, il avait une impudence d’allures et une impertinence de maintien dont on souriait ; il ne savait jamais le nom de personne ; pour désigner le duc de Malakoff[1] ou le prince de La Trémoille, il disait : « chose » ou « machin ». Quant aux petites gens, il les appelait : « Psitt ». Sa vie se partageait entre le club et les coulisses de l’Opéra, où il était de bon ton de ne rien lui refuser. Il lançait volontiers les femmes et pilotait les étrangers. Dans le monde des viveurs et des élégants, il avait une importance avec laquelle on avait pris l’habitude de compter.

Comme il est de bon ton d’avoir des croyances religieuses, il en avait. Il en donna des preuves qui furent louées par les chroniqueurs du temps. Une danseuse de l’Opéra, décharnée, fort laide, très agile, nommée Emma Livry, alluma sa jupe en passant près d’un bec de gaz, pendant une répétition, et fut brûlée. Elle était la fille d’une Emarot, qui avait été mime pour les ballets de caractère, et d’un certain baron de Chassiron. On disait plaisamment : « Comment un chat si rond a-t-il pu faire un chat si maigre ? » La pauvre fille souffrit cruellement. Fernand de Montguyon s’installa près d’elle et, jusqu’à la dernière heure, lui lut les Évangiles, l’Imitation de Jésus-Christ, l’Introduction à la vie dévote. Lorsqu’elle mourut, sa mère, Emarot, se montra inconsolable ; pour l’aider à calmer son chagrin, l’empereur Napoléon III, dont la main était toujours ouverte, sollicité par Morny, par le général Fleury et quelques autres familiers, lui accorda une pension de douze mille francs. La veuve d’un maréchal de France aurait-elle obtenu pareille aubaine ?

Comment Auguste de Morny, qui était un esprit fin et délicat, s’était-il lié d’une véritable amitié avec ce Montguyon ? Je ne le sais ; à l’armée, sans doute, où j’imagine qu’ils avaient été dans le même régiment. Compagnons de plaisirs, compagnons de jeu, compagnons d’armes, compa-

  1. Ce titre avait été donné au général Pélissier, en même temps que le bâton de maréchal, le 8 septembre 1855. (N. d. É.)