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qui le rendraient capable de montrer de la présence d’esprit et de la fermeté dans une circonstance pressante. » Le portrait est tellement ressemblant que l’on croirait qu’il a été fait d’après nature et qu’Ollivier a posé devant le peintre.

Émile Ollivier a été l’Attila de l’éloquence ; sa parole est le fléau dont la France a été battue. Après les désastres que son passage aux affaires a accumulés sur notre pays, qui a failli en périr, il n’est pas possible de le juger sans amertume. Lorsque je me rappelle la France d’avant lui, prospère, respectée, sinon redoutée, souvent consultée, souvent écoutée, toute rayonnante encore des gloires de Crimée et d’Italie, se préparant d’un cœur serein aux libertés qu’elle eût rendues fécondes, et que je regarde la France qu’il nous a faite, mutilée, haletante, appauvrie, toujours près de se dévorer elle-même, il me faut faire effort pour ne le point maudire.

Ce n’était pas un méchant homme, non certes ; il était de bon vouloir, mais sa volonté s’appuyait sur les nuages d’une rhétorique admirable, qui n’était que de la rhétorique. Le malheureux, inconscient de son ignorance et de ses débilités, confondait la parole avec l’action et consciencieusement il s’imaginait avoir agi, parce qu’il avait parlé. On subissait le charme qu’il subissait lui-même comme un chanteur qui s’émeut de sa propre voix. En l’écoutant, on oubliait sa face de prêtre défroqué, ses yeux de travers, ses ongles noirs, sa tenue râpée, sa chevelure peu cultivée ; on ne voyait plus que ses gestes oratoires, dont l’ampleur était admirable et qui semblaient battre la mesure à sa merveilleuse éloquence. La grandeur des images, la sonorité de la voix, l’incomparable harmonie des phrases remuaient les plus insensibles ; il n’est pas jusqu’à son accent légèrement méridional qui n’ajoutât une grâce de plus à sa diction. Comme à Martignac, on pouvait lui crier : « Tais-toi, sirène ! »

Il possédait l’étrange faculté de parler à l’improviste, de tout et sur tout, sans même se douter du sujet qu’il traitait. On eût dit que subitement se développait en lui une puissance dont il n’était pas responsable et à laquelle il cédait, comme s’il obéissait à des impulsions irrésistibles. Bien souvent je l’ai vu entrer à l’Académie française, lorsque la séance était déjà ouverte et qu’une discussion inopinée était engagée. Il disait à son voisin, qui ordinairement était Mézières : « De quoi parle-t-on ? » La réponse à peine entendue, il demandait la parole et nous enivrait.