Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/239

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L’endroit cependant ne lui était point propice ; on ne l’y aimait pas, on l’y tenait à distance ; on lui gardait rancune de tant de malheurs qu’il continuait, extérieurement du moins, à porter « d’un cœur léger », mais on ne pouvait s’empêcher de l’admirer et nul ne résistait au plaisir de l’écouter. C’était tout ; son influence était négative et il suffisait qu’il fît une motion pour qu’elle fût repoussée. Il n’y avait là aucune hostilité systématique, mais ses auditeurs étaient des hommes âgés, habitués à réfléchir, sachant désarticuler un raisonnement pour en voir le fond, et qui promptement, sous la beauté des périodes, découvraient la vanité de la pensée. Il n’était que de l’école de l’art pour l’art, mais son art était exquis et souvent faisait illusion.

Je me rappelle que, peu de mois avant les élections législatives du 20 février 1876, il était à Paris ; il vint me voir ; je me contentai de lui donner la réplique, afin de le provoquer, et j’écoutai : il me racontait qu’il allait se présenter aux suffrages des électeurs de Brignoles et de Draguignan ; il ne doutait pas du succès et croyait fermement qu’il allait devenir, comme avant la guerre, le chef de la majorité. Je ne disais rien et j’admirais cette confiance en soi-même que nul événement n’avait ébranlée. Au moment où il allait prendre congé, après une visite en monologue qui avait duré près de deux heures, je lui dis : « Je vous souhaite de réussir, mais armez-vous de résignation, car il n’est pas d’insultes dont vous ne serez flagellé, dès que vous rentrerez dans une assemblée délibérante. » Il se tourna vivement vers moi, le bras droit levé, l’index tendu avec un geste de commandement et il s’écria : « Alors je leur dirai… » et pendant plus de quarante minutes je restai immobile, ému, secoué par sa parole, luttant contre une tentation plus forte que moi et pénétré par le flot d’éloquence qui m’enveloppait. Ce n’était point sa justification qu’il chantait à mes oreilles ravies ; c’était son panégyrique, c’était sa glorification.

Lorsqu’il fut parti, je restai profondément troublé de ce que je venais d’entendre. Seul, marchant dans mon cabinet, je reprenais une à une toutes les phases, toutes les phrases de l’argumentation ; à mesure que je les analysais, elles s’évanouissaient, et je restai avec le souvenir d’une belle symphonie, admirablement exécutée, mais creuse et brodée sur un motif si léger que l’on ne pouvait le saisir. Malgré moi, comme Hamlet, je m’écriai : « Des mots, des mots ! » Que