Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/289

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dement nationale ; d’un côté on voudra reprendre le Rhin, de l’autre on fera effort pour ressaisir l’Alsace et la Lorraine ; il ne faut point se dissimuler la gravité de la situation ; c’est l’aventure la plus grave que la France aura courue dans ce siècle ; je n’en excepte ni 1814, ni 1815. » J’indiquais le nombre d’hommes que l’Allemagne pouvait mettre en ligne, car je ne doutais pas que les États du Sud ne fissent cause commune avec la Prusse ; je parlais de la discipline, de l’instruction du soldat allemand, de la science de ses officiers, et je terminais en disant : « Si nous n’avons pas, comme entrée de jeu, 300 000 hommes solidement massés, si derrière eux, à portée de contact, nous n’avons pas une réserve de force égale, il faut ne pas faire attention à la candidature Hohenzollern. » J’ai toujours regretté de n’avoir plus le texte de cette lettre, car les événements lui ont malheureusement donné la valeur d’une prophétie.

Le ministre de France, de Mosbourg, était consterné, mais il gardait bonne attitude, et le soir nous nous promenions ensemble sur la terrasse, ayant l’air de causer de choses indifférentes, mais troublés du présent et inquiets de l’avenir. Baden s’était vidé, comme par enchantement ; tout le monde s’était sauvé, sauf quelques pauvres diables qui, ayant tout perdu au jeu, étaient retenus parce qu’ils ne pouvaient payer leur aubergiste.

Dans le pays même, l’effarement était au comble ; à chaque minute, on s’attendait à voir apparaître les pantalons rouges ; dès la nuit venue, les bourgeois de la ville, armés de fusils de chasse, faisaient patrouille au long des routes et battaient la Forêt-Noire sur les chemins qui conduisent vers Strasbourg. La France s’était lancée avec une telle impétuosité qu’on l’avait crue prête et plus armée qu’elle ne l’était. On avait pris pour un acte d’habileté ce qui n’était qu’un effet de l’inconséquence de notre caractère.

Dès le 15 juillet au soir, nous avions eu, par le télégraphe, connaissance de la déclaration de guerre ; le 17 dans la matinée, je reçus la visite du baron de Gœler, qui était directeur, c’est-à-dire préfet de la ville. Après que nous eûmes échangé quelques lamentations, il me demanda ce que je comptais faire et brusquement me pria de ne point quitter Baden ; l’invitation était pour me surprendre et je ne le cachai point ; il me dit alors sans circonlocution que le pays était terrifié à l’idée que les spahis et les turcos allaient