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Le vendredi 22 juillet 1870, Laurent de Mosbourg quitta Bade, accompagné, si je ne me trompe, par un chambellan du grand-duc. Le lendemain, je partis. Deux amis, qui, depuis plus de trente ans, vivent auprès de moi, et quatre domestiques composaient déjà un groupe de sept personnes auquel seize femmes françaises demandèrent à se joindre. Nous ne pouvions rentrer en France que par un détour assez long, le chemin sur Strasbourg, le chemin sur Bâle étant interceptés, tous les wagons étaient réquisitionnés pour le transport des troupes. Nous prîmes route à travers la Forêt-Noire, vers Wildbad, d’où nous devions gagner la Suisse par la voie ferrée du Wurtemberg. En voitures, suivies de chariots portant les bagages, nous avions l’air d’une troupe d’émigrants ; on avait encore de la gaieté ; mais, si j’en juge par moi, j’imagine que l’on essayait de s’étourdir. Arrivée à Romanshorn le 25 dans la journée, notre bande se dispersa, chacun tirant de son côté. Le soir, j’étais à Zurich, et là j’apprenais que les hostilités avaient commencé. La garnison française de Strasbourg avait bombardé et incendié la petite ville ouverte de Kehl, où les Strasbourgeois aimaient à venir boire de la bière le dimanche. Le pont qui reliait les deux rives du Rhin et qui portait si allégrement les convois lancés à toute vitesse avait été détruit.

Ce ne fut pas sans amertume que je me rappelai que, lorsqu’il fut inauguré, au printemps de 1860 ou de 1861, un banquet avait réuni dans la grande salle de la conversation à Bade des journalistes allemands et français ; on avait trinqué, fraternisé, et l’on s’était même un tantinet grisé. À cette occasion, et pour célébrer la construction du pont de Kehl, un couplet fut fait ; l’auteur, je crois, était un rédacteur du Siècle, nommé Labedollière, qui excellait aux chansons. De ce couplet qu’on s’en allait chantant dans l’avenue de Lichtenthal et dans les brasseries, je n’ai retenu que les deux vers de la fin ; il ne faut pas oublier, pour en bien comprendre le trait, que le pont avait été bâti de compte à demi par l’Allemagne et par la France :

L’Allemand fait le tablier,
Le Français fournira les piles.

Lorsque je pense à cette hâblerie, et j’y pense souvent, cela ne me fait pas le cœur gai.

La Suisse, qui fut admirable pour nous, lorsque l’armée de