Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/292

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Bourbaki, abandonnée par Jules Favre, aux préliminaires de l’armistice de Versailles, chercha un refuge sur son territoire, était alors fort irritée contre la France, qu’elle qualifiait de nation agressive et bataillarde ; je m’en aperçus à l’accueil qui nous fut fait dans toutes les villes que nous eûmes à traverser. Je partis de Lucerne le 29 ; je rentrai en France par Pontarlier, et à minuit j’étais à Dijon, où le train fut arrêté pendant une heure à cause d’un encombrement de la voie. Je me promenais sur le quai de la gare, lorsque je rencontrai le général D…, que je connaissais. Il allait prendre le commandement d’une division de cavalerie déjà rendue par étapes aux environs de la frontière. La confiance du général était imperturbable : une bataille, puis une promenade militaire jusqu’à Berlin ; en se hâtant un peu, on y arriverait pour célébrer le 15 août, qui est la fête de l’Empereur.

Tout en bavardant, je lui dis : « Le dépôt du ministère de la Guerre vous a-t-il expédié vos cartes ? » Que de fois sa réponse m’est revenue au souvenir ! Il se mit à ricaner et, en goguenardant, il me répondit : « Ah ! vous voilà bien, messieurs les savantasses ! Les cartes, la géographie, la topographie, c’est un tas de foutaises qui ne servent qu’à embarbouiller la cervelle des honnêtes gens. La topographie en campagne, voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Eh bien ! c’est un paysan que l’on place entre deux cavaliers ; on lui dit : « Mon garçon, tu vas nous conduire à tel endroit et l’on te donnera un petit verre de ratafia avec une belle pièce de cent sous ; si tu te trompes de route, voilà deux particuliers qui te casseront la tête à coups de pistolet… » Ce n’est pas plus malin que ça et je m’y connais, car ce n’est pas d’aujourd’hui que je fais la guerre ; je n’ai jamais eu d’autres cartes géographiques que celles-là et ça m’a toujours réussi. » Je ne répliquai point et je changeai de conversation. Le convoi était près de partir ; je remontai dans mon wagon ; je me tenais debout devant ma portière. « Au revoir, mon général, et bonne chance ! » Il me fit un signe de la main, comme le train s’ébranlait, et me cria : « Adieu, géographe ! » Je ne l’ai pas revu ; il mourut au début de la campagne, emporté par une fièvre pernicieuse.

J’arrivai à Paris, le 30 juillet 1870, précisément quarante ans après la révolution de Juillet, que j’avais vue commencer place Vendôme devant le ministère de la Justice, et je revenais pour assister à une révolution moins sanglante que son