Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

journalistes agitaient la question de savoir si l’on devait se contenter d’un ministère dont le comte Molé serait le chef et qui ne contenait aucun des meneurs du parti réformiste. Quelques individus étaient venus faire une manifestation sous les fenêtres d’Odilon Barrot ; il y avait un échange de clameurs et de discours ; Garnier-Pagès, jouant, comme toujours et partout, son rôle de mouche du coche révolutionnaire, n’avait point négligé cette occasion de débiter quelques lieux communs. On s’était remis à discuter, lorsque M. Chambaron, secrétaire d’Odilon Barrot, qui avait été aux informations sur les boulevards, entra dans l’appartement et, fort ému, raconta qu’il venait de voir une bande considérable d’émeutiers se diriger vers le ministère des Affaires étrangères[1], et que la troupe de ligne semblait disposée à lui interdire le passage ; il ajouta que ce groupe, fort désordonné, était conduit par un individu de haute stature et barbu, dans lequel il avait cru reconnaître Lagrange. À ce moment, on entendit le bruit de la fusillade[2].

« Ce fut ce mot, légèrement jeté au milieu d’hommes effarés, qui donna naissance à la légende du coup de pistolet. Cette appréciation, qui n’était qu’une erreur involontaire dans la bouche de M. Chambaron, étonne sous la plume de Lucien de La Hodde[3], qui ne devait pas ignorer où était Lagrange à cet instant. Charles Lagrange était un grand garçon, maigre, le visage ravagé, porteur de longs cheveux et qui jadis avait obtenu une sorte de notoriété pour la part qu’il avait prise, en avril 1834, à l’insurrection de Lyon. C’était une fort pauvre cervelle et simplement un médiocre énergumène qui perdait, à faire de la politique de tabagie, un temps qu’il eût mieux fait d’employer à apprendre quelque chose. Élu plus tard député à la Constituante, il y prononça un mot qui peint l’homme. Il s’agissait de décider si l’on maintiendrait à Mme la duchesse d’Orléans le douaire stipulé par le contrat de mariage ; nul légiste n’hésitait, car

  1. Le ministère des Affaires étrangères était alors situé à l’angle du boulevard et de la rue des Capucines.
  2. En février 1848, Odilon Barrot demeurait rue de la Ferme-des-Mathurins, actuellement (1882) rue Vignon, c’est-à-dire à proximité du boulevard des Capucines.
  3. Histoire des Sociétés secrètes et du Parti républicain, p. 457. De La Hodde était chargé de la surveillance des sociétés secrètes. (N. d. É.)