Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/96

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avec une intégrité et une douceur incomparables. Nul déboire, cependant, ne lui fut épargné, nulle insulte, nulle injure, nulle injustice ; un jour, il fut condamné à entendre Garnier-Pagès lui dire, avec reproche : « C’est moi qui vous ai nommé général de division. » Il but tous les fiels et resta ce qu’il était : le type même de l’honnête homme, le vir probus que l’antiquité eût offert en exemple. La boussole de sa vie était bien réglée ; l’aiguille s’en dirigeait naturellement vers le pôle du devoir. Si la République eût alors été possible en France, il l’eût fondée ; mais l’heure n’était pas venue et il descendit du pouvoir avec autant de dignité et d’abnégation qu’il y était monté. Il eut à un haut degré ce qui fait la véritable grandeur de l’homme et ce qui manque souvent aux plus subtils, aux plus intelligents : le caractère. »

Rien ne prouve mieux la défiance que la France éprouvait pour la République et son ressentiment contre la révolution de Février que la chute d’un pareil homme. Il était général de division et très respecté par l’armée ; il avait en main le gouvernement du pays ; ses préfets, ses sous-préfets, ses maires se rattachaient tous à l’opinion républicaine et, cependant, l’on vit sortir de l’urne des élections présidentielles le nom qui signifiait et promettait le renversement de la République. Certes, la légende napoléonienne fut pour beaucoup dans l’acclamation qui porta le prince Louis au pouvoir ; est-ce seulement à l’homme d’Austerlitz que l’on a pensé, en nommant son neveu ? Je ne le crois pas et bien des électeurs se sont souvenus de l’homme de Brumaire. Cela ne fera point de doute pour l’historien impartial ; je l’étais de mon vivant ; je ne le suis pas moins en parlant d’outre-tombe.

Il est toujours bon de rappeler le scrutin du 10 décembre 1848 ; c’est un des plus instructifs que l’on puisse évoquer. Les candidats étaient : le général Cavaignac, qui avait sauvé l’Assemblée nationale, Paris, la Société française, lors de l’insurrection de Juin ; Lamartine, qui, après la révolution de Février, avait tenu tête aux ancêtres de la Commune, avait repoussé le drapeau rouge qu’ils voulaient lui imposer et penchait vers les Girondins ; Ledru-Rollin, membre du Gouvernement provisoire, ministre de l’Intérieur, membre de la Commission exécutive, appelant à lui l’élément jacobin ; Raspail, représentant les idées socialistes ; le général Changarnier, symbolisant le retour vers la monarchie ;