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sur cette nation qui méconnaît ses amis les meilleurs. »

Le même jour, j’avais vu Maurice Richard, qui revenait de Metz, où il avait été envoyé par le défunt ministère pour établir avec l’État-Major ou avec le cabinet militaire de l’Empereur un service de dépêches régulier, afin de calmer les impatiences et de satisfaire la curiosité de la population. L’impression qu’il rapportait de son voyage était déplorable. Là où il avait été, chacun semblait abandonner la chose publique et s’abandonner soi-même. Napoléon III, commandant en chef de l’armée, et le maréchal Lebœuf, chef de l’État-Major général, paraissaient assommés, ensevelis sous le poids d’une responsabilité qu’ils ne pouvaient soulever sans initiative, flottant d’irrésolutions en irrésolutions, incapables de prendre un parti. Le maréchal Lebœuf levait les bras au ciel et disait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? on m’a trompé, on s’est joué de ma bonne foi, on a abusé de ma loyauté ; les états que l’on m’a remis sont faux ; il me manque 12 000 hommes, que voulez-vous que j’y fasse ? » N’est-ce point Todtleben[1] qui, après l’attaque infructueuse du Mamelon vert, sous Sébastopol, disait : « Les soldats français sont des lions commandés par des ânes » ?

L’Empereur, assis, immobile, muet, écoutant tout le monde, ne répondant à personne, revoyait peut-être dans sa rêverie le petit guéridon de Fontainebleau sur lequel son oncle avait signé l’abdication de 1814. Des généraux, des colonels, groupés dans le salon d’attente, entouraient Maurice Richard et démontraient le désarroi au milieu duquel ils se débattaient, en lui disant : « Monsieur le ministre, donnez des ordres, nous vous obéirons ; on ne peut plus rien obtenir de l’Empereur. » Quels ordres militaires Richard aurait-il pu donner ? Il n’avait même pas été sergent dans la garde nationale, et tout son mérite politique consistait à être l’ami d’Émile Ollivier. À ma question : « Quelle espérance vous reste-t-il ? » Richard, dont les yeux roulaient des larmes, me répondit : « Aucune, à moins d’un miracle[2]. »

  1. Todtleben (Édouard Ivanovitch), 1818-1884. Général russe qui défendait Sébastopol pendant la guerre de Crimée. (N. d. É.)
  2. Entre Wœrth et Sedan, l’Impératrice aurait montré au prince de Metternich une dépêche que l’Empereur lui aurait expédiée le lendemain de son arrivée à Metz. Dans cette dépêche, Napoléon disait : « La désorganisation est au comble et la partie est perdue. » Le fait me paraît douteux ; il m’a été rapporté (août 1889) par Mico Zographo, à qui Metternich l’a raconté.