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de le dire, sur l’ordre du roi de Prusse, que le futur grand chancelier de l’Empire d’Allemagne consentit à recevoir Jules Favre. Celui-ci se rendit à Villeneuve-Saint-Georges, où il arriva le 17 septembre. Le quartier général allemand était à Meaux. Bismarck, prévenu, fit bien les choses, il envoya au-devant du plénipotentiaire français, afin de lui faire traverser sans encombre les lignes de l’armée d’invasion, un fort grand seigneur, le prince de Biren, descendant direct de celui qui fut l’amant de l’impératrice Élisabeth de Russie. La première entrevue eut lieu le 18, près de Ferrières, dans un petit château appelé la Haute-Maison et appartenant à un comte de Rillac.

On peut dire que rarement deux hommes plus dissemblables se sont rencontrés, pour établir les bases d’une transaction d’où le sort de deux nations pouvait dépendre. Jules Favre, ayant toujours vécu dans les conceptions tout extérieures — dans les rêveries — de la parole, n’ayant jamais touché aux grandes affaires que par les côtés superficiels de l’opposition, ayant au cours de sa vie d’avocat si souvent plaidé le faux et le vrai qu’il ne distinguait plus nettement l’un de l’autre, sincère, dit-on, au moment où il parlait, pris d’émotion à ses propres discours, de pensée diffuse et mobile, incapable d’action, capable des harangues les plus belles, ne sachant se maintenir dans la ligne étroite d’une discussion serrée, remplaçant les arguments par des phrases, les raisonnements par la rhétorique, croyant à sa popularité dont il était amoureux, prêt à tout sacrifier, excepté lui-même, pour ne la point compromettre, très honnête homme, malgré ses fautes, inconscient et presque irresponsable du mal qu’il a fait.

Tout autre était Bismarck, féodal altier, dédaignant le peuple, méprisant le bourgeois, n’ayant point souci de la noblesse, à moins qu’elle ne fût sous le harnais militaire, n’estimant que la force qui brise toutes les résistances, abat les orgueils traditionnels et fonde les droits nouveaux ; sans éloquence, parlant lentement, avec une parole qui semble hésitante, qui cependant frappe avec la précision d’un fer de guillotine, car il sait ce qu’il veut, l’exige et n’en démord pas ; très fin avec des apparences de rondeur qui ne sont pas sans quelque bonhomie ; de raison froide, malgré certains emportements ; très pratique, sachant faire la part du feu, en affaiblissant lui-même ses exigences, lorsqu’il les croit