Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/147

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comporte cependant des détails qu’elles ont intentionnellement omis. J’avais le plus vif désir de mettre la conversation sur ce sujet ; j’y fus aidé par le comte Chreptowitch et par le comte Guillaume de Pourtalès. Le soir, à l’hôtel de la Fortuna, où nous logions, fumant après le dîner, les coudes sur la table et buvant ce café noir à la chicorée dans lequel l’Allemagne développe une supériorité que nul ne lui conteste, la causerie prit une tournure favorable. On parla de la guerre, du siège de Paris, dont le prince de Wittgenstein avait suivi toutes les phases ; il nous raconta divers épisodes dont il avait été le témoin ; ses récits l’avaient animé ; il était en train et fouillait volontiers dans ses souvenirs.

Le comte Chreptowitch, qui, en qualité d’ambassadeur de Russie à Londres, avait été, hiérarchiquement, son supérieur, lui dit à brûle-pourpoint : « Pourquoi donc Bismarck n’a-t-il pas traité à Ferrières ? » Le prince répondit : « Parce qu’il ne l’a pas pu. » Pourtalès émit quelques doutes ; Wittgenstein reprit : « Je sais à quoi m’en tenir ; Bismarck m’a dit que ses entretiens avec Jules Favre avaient été pour lui une déconvenue ; il ajoutait : Jules Favre est un homme éloquent, ne comprenant rien aux affaires et incapable de se reconnaître au milieu des plus simples difficultés diplomatiques ; il m’a pris sans doute pour une cour de justice chargée de prononcer sur le sort de la France coupable de guerre malencontreuse ; il a plaidé les circonstances atténuantes ; il m’a ému, au premier abord, j’en conviens ; il m’a demandé d’acquitter l’accusée ; mais, quant à des propositions admissibles, quant à une discussion pouvant aboutir à une solution pratique, néant ; toutes mes exigences lui causaient une inexprimable surprise ; il ne savait même pas qu’en politique, comme en matière de banque, on demande souvent beaucoup trop, pour obtenir un peu. »

Wittgenstein, une fois lancé sur ce sujet, ne s’arrêta pas, et je reproduirai aussi exactement que possible le récit de l’entrevue de Ferrières, tel qu’il nous a dit l’avoir recueilli de la bouche même de Bismarck. Ce fut sur l’insistance de Lord Granville[1] et du prince Gortschakoff[2] et, comme je viens

  1. Lord Granville (1815-1891). Homme d’État anglais, ministre des Affaires étrangères en 1870. (N. d. É.)
  2. Gortschakoff (Alexandre), 1798-1883. Diplomate russe, ministre des Affaires étrangères (1857-1867), chancelier (1861-1881). (N. d. É.)