Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/16

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sérieux n’avaient vu là qu’un incident de guerre qui laissait l’espérance intacte et l’avenir encore ouvert à une victoire possible. La ville, sans fortifications pour la protéger, défendue par quatre-vingt-six pompiers, n’avait pu opposer aucune résistance aux Prussiens ; nul secours — qui du reste eût été illusoire — n’avait pu lui être envoyé par Bazaine, dont l’armée faisait face devant Metz, ni par Mac-Mahon, cherchant au camp de Châlons à donner quelque cohésion à ses soldats démoralisés.

Un vieux révolutionnaire incorrigible, qui avait passé la moitié de sa vie en prison, Blanqui, trouva l’occasion bonne pour commettre un ou deux assassinats inutiles, au nom de la République. Conduisant deux cents insurgés qu’il avait soldés, à l’aide d’une somme de dix-huit mille francs que lui avait donnée un certain Granger[1], ayant pour premier acolyte, en cette mauvaise action, un ancien garçon apothicaire nommé Eudes qui, quelques mois plus tard, fut général sous la Commune et incendia le palais de la Légion d’honneur qu’il avait dévalisé, Blanqui attaqua à l’improviste la caserne des pompiers établie sur le boulevard de la Villette. On criait : « Aux armes ! Vive la République ! À bas les Prussiens ! » Deux ou trois pompiers furent tués et la bande des émeutiers se dispersa d’elle-même, huée par la population que ces meurtres avaient indignée. On arrêta une soixantaine de coupables ; rapidement on les jugea ; ils furent frappés de peines sévères ; je crois me souvenir qu’Eudes et Blanqui furent condamnés à mort. La journée du 4 septembre allait bientôt les amnistier, pour ne pas dire les glorifier.

Cette tentative, qui n’était que le fait de quelques fous furieux, n’eut et ne pouvait avoir aucune influence sur l’opinion générale de Paris ; on leva les épaules et l’on continua à s’enquérir de ce que faisaient nos armées ; nulle illusion n’était encore sérieusement ébranlée, et c’est avec confiance que l’on regardait du côté de Bazaine. On eût dit que la trépidation morale ressentie après la défaite de Wœrth se calmait, et l’on avait un tel désir de n’être pas vaincu que l’on espérait vaincre. Pendant que la population parisienne essayait de se ressaisir et s’égarait dans les rêves que la

  1. Aux dernières élections législatives (22 septembre 1889), ce Granger a été nommé député de Paris, dans la deuxième circonscription du dix-neuvième arrondissement, sous le patronage du général Boulanger.