Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/160

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ce qu’on lui disait ! Victor Hugo, qui ne sortait plus sans être coiffé d’un képi, s’écriait sur affiches placardées à tous les carrefours : « Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez près d’une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi ! » et ceci le 22 septembre, trois jours après que ces « patriotes » avaient, à toutes jambes, abandonné le Mont Valérien. Ô rhétorique ! mère des sottises, tu es criminelle, car ceux qui te font et ceux qui t’écoutent s’imaginent avoir fait leur devoir et sont contents d’eux-mêmes.

Et de Paris, que ne disait-on pas ! « Paris, ville de lumière, ville sainte, ville sacrée, Mecque de l’intelligence, Rome de l’héroïsme, capitale du génie humain, mère de toute civilisation et de tout progrès ! » Et ainsi de suite pendant des pages, dans tous les journaux, sur toutes les murailles. Que cette ville ait perdu la tête, cela n’a rien de surprenant ; elle crut qu’elle serait sauvée par son énormité même, qui devait la perdre ; elle était persuadée que, si elle s’éteignait, le monde entrerait dans l’obscurité ; elle pensa qu’elle était non seulement immortelle, mais invulnérable. Le général américain Burnside, étant venu à Paris pendant le siège, disait à Bismarck : « C’est une maison de fous habitée par des singes. » L’expression est excessive, surtout dans la bouche d’un homme qui avait fait la guerre de Sécession ; mais l’état pathologique des esprits était lamentable et surtout sans clarté.

C’était le résultat de la révolution entée sur la guerre ; c’était aussi le résultat de la claustration. Paris, isolé du reste du monde, prisonnier derrière ses murailles, sans communication avec l’extérieur, cela ne s’était jamais vu, n’avait jamais été cru possible, et les meilleures cervelles en étaient troublées. Chacun, en outre, indiquait des moyens rapides de détruire l’ennemi ; c’était un délire et une cacophonie : « Il faut des armées de 200 000 hommes », disait Émile de Girardin ; « toute armée qui dépasse 50 000 hommes n’est pas maniable », répondait Cluseret, un futur ministre de la Guerre de la Commune. « Il faut prendre les lions, les tigres, les léopards du Jardin des Plantes et les lâcher sur les Prussiens. » Un imbécile dont j’ai l’affiche-programme sous les yeux riposte : « Les Prussiens tueront les lions à coups de canon ; je propose de réunir toutes les vidanges de Paris, de les disposer dans des nacelles à soupapes fixées à des