Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/186

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Or sa dictature cessait de fait et de plein droit le jour où une assemblée quelconque était appelée à représenter le pays et à en faire connaître la volonté. Il prononça la dissolution des conseils généraux, non point parce qu’ils étaient plus ou moins attachés à l’Empire, non point parce que Bismarck comptait sur leur adhésion pour s’ingérer dans notre politique intérieure, mais parce que, s’ils avaient été réunis en assemblée plénière, il redevenait un simple avocat, quitte à courir autour d’une table, comme avait fait Crémieux, et à crier : « Je suis déchu ! » Le jour où, pour rester maître et dictateur d’un pays qui ne l’avait point chargé de son salut, il refusa de le consulter, il a justifié le mot de Jules Grévy, qui lui avait dit : « Vous êtes un charlatan et vous mourrez dans la peau d’un factieux. »

J’ai gagné au pied dans mon récit ; je me suis laissé devancer par les événements, parce que je n’ai point voulu quitter Gambetta avant de l’avoir montré tel que je l’aperçois, à travers ses actes, avec ses tares, sa force emphatique qui n’est point sans grandeur, l’incohérence et l’avortement de ses efforts, son grossier talent de parole, sa rouerie originelle qu’il prenait et que l’on a prise pour du génie.

Pendant qu’il secouait la France pour y trouver des soldats et y constituer des armées, Paris continuait sa vie agitée, à laquelle on s’accoutumait avec cette facilité d’assimilation qui est un des caractères du Parisien. Les bestiaux avaient été abattus ; on en était réduit aux rations de viande de cheval, que l’on ne trouvait point mauvaise ; on riait, en se souvenant de s’être apitoyé sur quelque grand-oncle qui avait fait la retraite de Russie et qui nous avait fait frémir de commisération en nous racontant, aux jours de notre enfance, qu’il avait mangé du cheval. Pour économiser l’approvisionnement de houille, le gaz éclairait peu les rues ; les âmes sensibles en profitaient et bien souvent, le soir, au long des trottoirs, on dérangeait involontairement des duos qui ne chantaient point précisément les litanies de la Vierge. Les marins, enfermés dans les forts comme dans un navire de guerre, canonnaient les batteries ennemies ; les soldats de ligne et les mobiles — les petits moblots — tiraillaient aux avant-postes ; les gardes nationaux jouaient toujours au bouchon, plus nombreux, moins disciplinés, mieux payés que jamais, et le général Trochu faisait des proclamations.