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Orléans, me disait : « Nous serons sans doute forcés de subir le comte de Chambord ; par bonheur, il n’a pas d’enfant et le comte de Paris l’aura bientôt remplacé. »

Égarées dans leurs conceptions divergentes, perdant leurs forces dans des discussions byzantines, nourries d’illusions, les diverses fractions du parti monarchique inspiraient peu d’inquiétude ; elles avaient trop de têtes pour une seule couronne et trop de mains pour un seul sceptre. Thiers ne s’en troublait pas et laissait croire à chacune d’elles qu’il n’était pas éloigné de se convertir à leur principe. On m’a dit que, tout en les jouant sous jambe, il regardait avec défiance du côté de l’Empire ; oui, de l’Empire tombé à Sedan, chassé le 4 Septembre, de l’Empire discrédité, devenu le but de tous les quolibets et de toutes les haines. Il voyait juste, car le danger était là. Personne n’en parlait cependant, mais cet Empire si méprisé, son chef si vilipendé n’en avaient pas moins des partisans, des partisans d’autant plus redoutables qu’ils gardaient le silence, comme des soldats sous les armes.

L’armée était ulcérée ; toutes les injures prodiguées à Napoléon III, à Bazaine, à Mac-Mahon, à ces capitulards, à ces traîtres, à ces sires de Fich-tong-Kang, avaient rejailli sur elle et l’avaient exaspérée. Elle savait qu’elle avait fait tout son devoir ; elle trouvait le sort injuste et, sans mot dire, songeait avec colère à ceux qui l’insultaient. La plupart des généraux commandant les corps d’armée étaient restés dévoués à l’Empereur exilé, estimant que son châtiment avait dépassé ses fautes. Dans les campagnes bien des paysans, dans les villes bien des commerçants qui s’étaient enrichis sous son règne, dans les administrations bien des fonctionnaires craignant d’être remplacés le regrettaient. Le savait-il ? C’est possible ; l’homme qui, toute sa vie, avait conspiré, ne devait point abandonner la partie sans avoir jeté les dés une dernière fois.

Dès que sa captivité eut pris fin, il vint s’établir en Angleterre. Il débarqua à Douvres, le 20 mars 1871, au jour anniversaire de la rentrée à Paris de Napoléon Ier, lors du retour de l’île d’Elbe. Il se rendit à Chislehurst, dans la maison de Camden-Place, qu’il ne devait plus quitter. La foule se pressait sur son passage et lui fit une ovation. Le peuple anglais n’avait point oublié la Crimée. Le lendemain, Lord Malmesbury[1]

  1. Malmesbury était, à cette époque, Lord-Garde du sceau privé. (N. d. É.)