Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alla le voir, et il a consigné l’impression qu’il emporta de cette visite. « Il entra seul dans le salon où je me trouvais et me serra la main avec ce sourire qui éclairait si singulièrement sa physionomie toujours sombre. J’avoue avoir été extrêmement ému. Sa dignité calme et tranquille, son absence de toute surexcitation et de toute irritation étaient l’indice d’une force morale digne du stoïcien le plus sévère. Tout le passé me traversa la mémoire : notre jeunesse à Rome en 1829, ses rêves ambitieux de cette époque et les tentatives désespérées qu’il fit dans la suite pour les réaliser… tous ces souvenirs affluèrent dans mon esprit, quand je vis devant moi cet homme, dont la carrière avait été si aventureuse et si prospère, sans couronne, sans armée, sans patrie, sans un pouce de terre qu’il pût appeler sien, autre que la maison qu’il avait louée dans un village anglais. Ma physionomie décela sans doute mes sentiments, car il me serra de nouveau la main en me disant : « À la guerre comme à la guerre, c’est bien à vous de venir me voir. » Pas un mot de plainte ne lui échappa pendant notre entretien. Il me dit avoir été trompé sur la force et l’état de son armée, mais sans faire de reproches à personne, jusqu’au moment où je parlai du général Trochu, qui avait abandonné l’Impératrice, après avoir juré de la défendre, et qui avait livré Paris à la populace. L’Empereur alors s’écria : « Ah ! en voilà un drôle !… » Il causa avec une résignation telle que le fatalisme seul peut l’inspirer et que ne pourrait donner aucune autre foi… Je le revis plus tard et le trouvai beaucoup plus affecté des calamités de Paris et de l’anarchie qui régnait en France qu’il ne l’avait été de ses propres malheurs ; le fait que les Communards se rendaient coupables de semblables horreurs, en présence des armées prussiennes, lui paraissait le comble de l’humiliation et de l’infamie[1]. »

Lord Malmesbury a bien jugé l’homme, en disant qu’il était fataliste ; il acceptait la destinée telle qu’elle se présentait ; il avait dit un jour aux Tuileries, en présence d’une femme qui me l’a répété : « Nous sommes une race tragique ; lorsqu’on s’appelle Napoléon, on doit s’attendre à tout. » Mais c’était aussi un visionnaire ; il marchait l’œil fixé sur un astre invisible pour tout autre que pour lui, l’astre des

  1. Mémoires d’un ancien ministre, par Lord Malmesbury, Paris, Paul Ollendorff, 1886, 1 vol. in-16, p. 374-375.