Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/320

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plus ; pas de luxe ; dans les chambres à coucher, une sorte de simplicité qui m’a semblé ne point manquer d’affectation ; les salons étaient décorés de tableaux médiocres, achetés à la grosse au propriétaire primitif ; le jardin était petit, mais participait de la campagne mitoyenne, dont il n’était séparé que par un treillage à hauteur d’appui.

La Cour de Camden-Place, comme l’on disait trop respectueusement en Angleterre, était une bien petite Cour, d’apparence terne plutôt que triste et composée de personnes qui avaient l’air de s’ennuyer ensemble, parce qu’elles n’avaient plus rien à se dire, qu’elles étaient mal résignées à leur sort, qu’elles regrettaient le passé et n’avaient pas grande confiance dans l’avenir. C’était d’abord le duc de Bassano[1], très dévoué, resté près de l’Impératrice comme la sentinelle perdue de l’infortune ; il était à la fois chevalier d’honneur, majordome et grand maître des cérémonies ; malgré moi, en voyant son attitude aussi froide qu’empressée, je pensais au don Guritan de Ruy Blas. Tout autre se montrait le docteur Corvisart[2], alerte, ne détestant pas la gaudriole, s’occupant plus de graphologie que de médecine, secouant de son mieux la torpeur qui l’accablait sans trop y réussir et faisant boire de l’eau-de-vie à l’Impératrice atteinte d’une toux chronique.

Franceschini Piétri, secrétaire intime, bibliothécaire, archiviste, dépositaire de bien des secrets que sa loyauté n’a jamais laissé soupçonner, regardait avec désespoir les brumes anglaises et se souvenait avec enthousiasme du soleil d’Ajaccio ; son humeur s’en ressentait ; il lui arrivait d’être maussade et de relever avec une verdeur — dont je fus surpris — les observations fort bénignes que l’Impératrice lui adressait. Celle-ci n’avait qu’une seule dame auprès d’elle, Mme Lebreton, qui l’avait accompagnée le 4 septembre. La pauvre femme était fort affairée pour elle-même ; elle devenait aveugle, par suite d’une cataracte double qui depuis a été opérée ; elle ne soupçonnait pas alors la gravité de son mal, — elle passait son temps à se frotter les yeux avec toute sorte de collyres ; Corvisart s’en moquait sans générosité.

  1. Bassano (Hugues, duc de), 1803-1898. Fils de Maret, duc de Bassano, ministre de Napoléon Ier. Sénateur depuis 1852, grand chambellan de 1852 à 1870. (N. d. É.)
  2. Corvisart (Docteur Lucien), 1824-1882. Neveu du docteur Corvisart-Desmarets, membre de l’Institut et professeur au Collège de France, qui fut médecin de Napoléon Ier. (N. d. É.)