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de gloire et de prospérité. Ils ne se ménageaient pas et se dirent leurs vérités ; la litanie fut longue ; parfois je l’ai entendue et j’en ai été écœuré. Chacun tirait à soi le manteau impérial ; ils l’ont si bien tiré qu’ils l’ont déchiré et qu’à l’heure où j’écris ce n’est plus qu’une loque. Le raccommodera-t-on ; y fera-t-on une reprise perdue, qui permettra de le porter encore ? Quoique rien ne me paraisse impossible en France, j’en doute.

Une nation n’a pas vécu pendant quinze siècles sous le pouvoir monarchique sans être pénétrée, par tradition, par le seul fait des lois de l’atavisme, d’un certain nombre d’idées qui résultent de ses mœurs. Or on penche toujours du côté de ses mœurs et, dans quelque forme politique que vive un peuple, ce sont les habitudes qui l’emportent et le ramènent à ses anciens usages. Sous le gouvernement républicain le plus accentué, le mieux accepté, ce que la France cherche, ce qu’elle demande, c’est un homme ; que ce soit Mirabeau, Robespierre, Lafayette, Lamartine ou d’autres plus récents, il lui faut un fétiche qu’elle charge de toutes ses espérances et qu’elle renverse parce qu’il ne les a pas réalisées.

Si les idoles acclamées — Napoléon Ier, Louis-Philippe, Napoléon III — modifient le pacte social et l’absorbent dans le pouvoir qu’ils usurpent, la France applaudit, quitte à siffler un peu plus tard. Depuis que je suis au monde, et ce n’est pas d’hier, j’ai toujours vu le pays frappé d’engouement pour un personnage quelconque, qui a rarement fait belle figure dans l’histoire. Si je citais les noms qui faisaient battre les cœurs, depuis celui d’Audry de Puyravault[1] jusqu’à celui du général Boulanger, on me rirait au nez et l’on ne me croirait pas.

On peut dire avec certitude que, vers 1880, la France était partagée en deux partis de forces inégales, d’aspirations profondes, qui tous deux cherchaient la victoire et se croyaient sûrs de vaincre. Ces deux partis étaient, il est vrai, subdivisés en fractions nombreuses, où l’intérêt personnel avait plus d’énergie que de convictions, mais néanmoins ils représentaient les deux camps hostiles qui se disputaient la direction de la politique générale. Le groupe des conservateurs voulait la monarchie, ou quelque chose d’approchant,

  1. Audry de Puyravault (1783-1852). Industriel et homme politique, prit une part importante à la révolution de 1830. (N. d. É.)