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lui-même, en essayant de désarmer sa maîtresse, qui, dans un accès de désespoir et de jalousie, voulait se tuer. La vérité est tout autre. Gambetta, lourd, épais, déjà envahi par les matières adipeuses, était fort maladroit ; en voulant enlever le barillet d’un revolver chargé, il le fit partir ; la balle, de très petit calibre, lui perça le métacarpe de part en part. Ceci est beaucoup trop simple pour obtenir créance dans l’esprit des foules, qui, à défaut du merveilleux dont elles sont éprises, n’admettent jamais que l’extraordinaire.

La blessure était plus douloureuse que grave, mais elle frappait un homme que plus d’une maladie avait visité. Sans rappeler une affection qui était un souvenir de la vie de bohème menée aux jours de la jeunesse, il était diabétique et souffrait d’étouffements, indice d’un cœur en mauvais état. Il n’est pas mort de sa blessure, comme on l’a dit : il est mort d’une inflammation localisée de l’intestin, que des soins intelligents eussent probablement évitée[1].

Je savais Gambetta malade, mais on le traitait déjà un peu comme un souverain, et les journaux, obéissant à un mot d’ordre, ne publiaient que des bulletins plus rassurants que la vérité ne l’eût exigé. Je fus donc surpris, en ouvrant mon journal, au matin du 1er janvier 1883, de lire que Gambetta était mort la veille, à minuit moins cinq minutes. J’ai noté immédiatement mon impression et je la transcris telle quelle :

« Gambetta vient de mourir ; j’en suis tout troublé, car l’événement est considérable. Son départ inopiné, en pleine force, âgé de quarante-quatre ans à peine, va lui assurer dans l’histoire une place que l’exercice du pouvoir ne lui eût pas conquise. Les échecs parlementaires de l’homme n’avaient rien enlevé d’essentiel à sa popularité. Les journaux intransigeants de Paris l’avaient combattu à outrance et vilipendé sans vergogne ; cela avait produit quelque effet sur les électeurs de Belleville, de la Villette, de Ménilmontant, mais n’avait affaibli en rien son prestige dans la

  1. Extrait du procès-verbal dressé par le commissaire de police assistant à l’autopsie faite le 1er janvier 1883, à onze heures du soir :

    « L’autopsie a fait reconnaître : 1° Une inflammation ancienne de l’intestin, ayant produit un rétrécissement de la terminaison de l’intestin grêle et de la valvule iléo-cœcale (appendice vermiforme) ; 2° Une large et profonde infiltration purulente, siégeant en arrière du colon et dans la paroi abdominale ; 3° Un léger degré de péritonite généralisée, qui s’est produite dans les derniers moments de la vie. La blessure était complètement cicatrisée. »