Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/34

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de la Guerre, Palikao, mentit à la tribune du Corps législatif ; il dit : « Je ne puis entrer dans les détails ; vous apprécierez ma réserve. J’ai communiqué à plusieurs membres de la Chambre les dépêches qui constatent qu’au lieu d’avoir obtenu un avantage, le 18, les trois corps d’armée qui s’étaient avancés contre le maréchal Bazaine ont été rejetés dans les carrières de Jaumont. » Et comme on applaudissait, il ajouta en souriant : « Je ne vous dis pas toute la vérité, vous seriez trop contents. »

Est-ce donc avec l’assiduité du mensonge que l’on gouverne les hommes ? Ah ! les carrières de Jaumont ; en a-t-on parlé ! et cependant elles sont situées tout à fait en arrière des positions où nous eûmes à combattre, et elles ne furent le théâtre d’aucun engagement. Les commentaires allaient bon train, et il se trouvait partout des gens, dupes de la fausse nouvelle et dupes d’eux-mêmes, qui racontaient l’événement avec force détails, comme s’ils en eussent été les témoins. Toute feuille publique s’empressa de donner des ailes à ce canard, et les journaux illustrés publièrent des gravures où l’on voyait des ribambelles de uhlans, d’artilleurs et de cuirassiers dégringoler dans des cavernes de fantaisie. La nouvelle se propagea, se gonfla, ensorcela toutes les têtes, provoqua des explosions de joie, et nul n’eut le courage ou la pitié de la démentir.

J’avoue que j’ai cru à ces carrières fabuleuses, tant j’aspirais à une victoire. Mon contentement ne fut point de longue durée, et la réflexion ne tarda pas à le calmer. En effet, il me semblait improbable et même impossible que 30 000 hommes eussent disparu brusquement dans un trou, comme Bertram au cinquième acte de Robert le Diable. Je courus chez Piétri, dont les dépêches mentionnaient seulement les rencontres du 14, du 16 et du 18 avec avantage disputé. J’allai ensuite chez Maurice Richard, qui me dit : « Le fait n’est point douteux ; l’armée de Metz doit être libre à l’heure qu’il est. » Au Journal des Débats, on ne savait rien de positif, mais les conversations étaient fort animées et presque tout le monde considérait la nouvelle comme véridique.

Je retrouve dans mes papiers, à la date de ce jour, une note que je n’ai pu relire sans sourire et sans amertume, car elle démontre comment des gens qui n’étaient pas les premiers venus se rendaient compte de ce que pouvait être la