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Rastatt, il est bien heureux ; je voudrais être à sa place. »

Le lendemain 25, le Conseil des ministres fut assez agité. Brame, ne se contenant plus, avait mis le feu aux poudres, déclaré que la défense était incohérente, qu’à une grave défaite on allait ajouter des défaites irréparables, qu’il fallait ne plus se payer de mots, voir les choses telles qu’elles étaient, que l’on serait coupable de ne pas éclairer l’opinion publique, de ne pas dire la vérité, si lamentable qu’elle fût, que l’on ne jouait pas ainsi le sort d’une nation et que le vrai courage, en ce moment, était non pas d’envoyer des hommes à la boucherie, mais de reconnaître sa faiblesse, d’avouer le tort d’une agression mal justifiée et de demander à ouvrir des négociations en y intéressant les puissances neutres. Ce fut un haro, et Brame se vit littéralement injurié par ses collègues en portefeuille.

L’Impératrice, qui rêvait de jouer les Jeanne d’Arc, s’étonna que l’on osât tenir un pareil langage, au moment où les nouvelles qu’elle avait reçues étaient plus favorables que l’on n’eût été en droit de l’espérer ; elle ne pouvait pas dire qu’elle savait que la jonction de Bazaine et de Mac-Mahon était faite, mais elle affirmait qu’elle n’en doutait pas ; que, du reste, elle avait donné son fils, son fils unique à cette guerre, et que c’était tout ce que l’on pouvait exiger d’elle ; mais que, si, par malheur, notre courage n’arrêtait pas l’ennemi, si l’Allemand tentait de s’approcher de Paris, elle serait la première à monter à cheval et à prouver qu’entre ses mains le sceptre de France n’était point tombé en quenouille. Que répondre ? On ne répondit pas ; et une fois de plus, rentré dans son cabinet de travail, Brame put dire : « Tout est perdu ! » Oui, tout était perdu, perdu sans ressource, sans possibilité de se ressaisir. La France ressemblait à ces hommes frappés par la foudre qui, dit-on, gardent les apparences de la vie et tombent en cendres dès qu’on les touche.

Dans le groupe d’amis qui vivaient autour de moi, qui chaque soir, à l’heure du dîner ou après, venaient m’apporter et chercher le contingent des nouvelles, on ne se faisait plus d’illusion. Après nous être non pas enivrés, mais saoulés d’espérances, nous nous trouvions face à face avec la réalité, et la réalité était horrible ; tout nous y ramenait ; l’angoisse était si violente que l’on n’y pouvait échapper ; les prévisions les plus sombres nous accablaient et nos prévisions ont été