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de neuf ans il fit le voyage haletant de Berlin à Stettin, de Küstrin à Kœnigsberg, et que l’on se penchait aux portières des voitures, pour voir si la cavalerie de Murat ne galopait pas sur la route ? Revit-il la petite ville de Memel ? C’est tout ce qui restait du royaume. Il y regardait manœuvrer quelques bataillons : c’est tout ce qui restait de l’armée, de cette armée du grand Frédéric qui avait fait trembler l’Europe. Évoqua-t-il l’image de sa mère, de cette belle reine Louise dont il avait vu couler les larmes, dont il avait entendu les imprécations, lorsque, revenant de Tilsitt, où elle n’avait pu attendrir Napoléon Ier, qu’elle appelait le génie du mal, elle se désespérait de ne pas être rentrée en possession de Magdebourg ? Elle avait compté sur sa grâce, sur son esprit, qui était supérieur, pour charmer le vainqueur d’Iéna et de Friedland ; elle n’en avait obtenu qu’une rose et quelques plaisanteries d’un goût douteux.

Que se passa-t-il entre les deux souverains, entre ce victorieux et ce vaincu ? On ne le sait pas[1].

  1. [Note de l’Auteur, sept. 1886.] Depuis que ceci a été écrit, on a publié des extraits du Journal (Tagbuch) de l’empereur Frédéric III. J’y emprunte et je reproduis ce qui se rapporte à l’entrevue de Donchery.

    « 2 septembre 1870. — Je suis sous l’empire d’un axiome : « l’histoire est le grand tribunal du monde », que j’ai appris sur les bancs de l’école. Wimpffen fait des difficultés, Napoléon arrive ; il se tient au milieu d’un champ de pommes de terre, près Donchery. Bismarck et Moltke courent au-devant de lui ; il voudrait des conditions de capitulation plus douces et le passage de l’armée en Belgique. Moltke croit que ce sont des prétextes et que l’Empereur ne se sent pas en sûreté à Sedan ; il craint pour ses voitures et ses bagages. Moltke est à la recherche d’un logement convenable. Bismarck cause avec Napoléon. Le Roi insiste pour la reddition sans conditions ; les officiers peuvent se retirer en engageant leur parole d’honneur. À midi, signature de la capitulation. Bismarck et Moltke reviennent de leur promenade quotidienne ; ils ont parlé de tout, sauf de politique. Moltke est décoré de la croix de fer de première classe. Il propose Wilhelmshœde et demande que Napoléon soit dispensé de se montrer sur les hauteurs devant les troupes.

    « Nous allons à travers les bivouacs bavarois à Bellevue, où se trouvent une calèche impériale et des fourgons avec valets et postillons poudrés à la Longjumeau. Nous sommes reçus par le général Castelnau. Napoléon paraît en grand uniforme à l’entrée du pavillon vitré. Il y conduisit le Roi. Je fermai la porte et restai dehors.

    « Le Roi raconta plus tard qu’il commença par demander à Napoléon : « Maintenant que le sort de la guerre s’est déclaré contre vous et que vous m’avez remis votre épée, quelles sont vos intentions ? » Napoléon mit son avenir entre les mains de Sa Majesté, qui répondit qu’il voyait avec une véritable pitié son adversaire