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privée, venue de Belgique par l’Agence Havas, qui l’a apportée. »

Lorsqu’on se noie, on se rattrape à tout ; je m’écriai : « Mais si la dépêche n’est pas officielle, rien ne prouve qu’elle ne soit pas fausse et qu’elle n’ait pour but une spéculation de bourse. » L’amiral secoua la tête : « La dépêche n’est pas officielle, la nouvelle n’en est pas moins certaine ; le désastre est complet : l’Empereur est prisonnier, l’armée de Mac-Mahon est prisonnière ; Bazaine fera battre la chamade, quand il aura mangé son dernier morceau de pain et son dernier cheval ; mes matelots qui sont dans les forts défendront Paris et ne le sauveront pas. Adieu. » Brusquement il s’éloigna.

Le soir, à quatre heures et demie, le vicomte de Vougy, directeur de l’Administration télégraphique, alla remettre à Henri Chevreau, ministre de l’Intérieur, la dépêche — officielle cette fois — par laquelle l’Empereur annonçait à l’Impératrice les conséquences de la bataille de Sedan.

Chevreau porta lui-même la dépêche à l’Impératrice ; ce n’était rien lui apprendre, mais c’était lui donner confirmation de la nouvelle qu’elle avait reçue. Sa douleur fut poignante, d’autant plus que la pauvre femme ne savait pas encore ce que son fils était devenu. Henri Chevreau, qui avait été mon camarade au collège Charlemagne et que j’ai souvent revu depuis 1870, m’a dit qu’il était resté debout, ne parlant pas et regardant l’Impératrice, assise, le coude appuyé sur une table, le visage soutenu par sa main, immobile, les yeux secs, le regard fixe, comme hors de ce monde et sans pensée. Chevreau, qui était fort intelligent, quoique de conception timide, et très avisé à ses propres intérêts, comprit que, toute autorité matérielle tombant en défaillance, l’autorité morale venait de passer subitement au général Trochu ; que rien ne pouvait se faire sans lui et que par lui. Malgré le ministre de la Guerre, qui était Palikao, malgré le général commandant la place, qui était Soumain, c’était le gouverneur de Paris, c’est-à-dire Trochu, qui, par la seule force des choses, par l’intensité même de la catastrophe, devenait le maître de la situation et l’arbitre des destinées. Il était donc nécessaire de s’assurer de son concours ou tout au moins de sa protection. Sur une interpellation que, trois jours auparavant, en Conseil des ministres, Chevreau lui avait adressée, n’avait-il pas répondu qu’il jurait de défendre