Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/70

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l’Empire et, s’il le fallait, de mourir au pied du trône ! Chevreau proposa donc à l’Impératrice d’aller chez le général Trochu, de lui communiquer officiellement la dépêche de l’Empereur et de le presser de prendre des mesures qui paraissaient urgentes. L’Impératrice répondit : « Allez ; dites-lui que je désire le voir et que je l’attends. » Cinq minutes après, Chevreau était chez Trochu.

Le général rentrait d’une inspection au camp de Saint-Maur, où il avait réuni, à leur retour de Châlons, les bataillons des gardes mobiles de Paris, qu’il semblait choyer avec quelque préférence. Il descendit de cheval, prit le bras de Chevreau et pénétra avec lui dans son cabinet. À l’annonce de cet écroulement, de cette bataille perdue, de cet empereur prisonnier, de cette armée captive, il s’écria : « Eh bien ! qu’est-ce que j’avais dit ? Est-ce que l’on confie une opération aussi grave à Mac-Mahon, qui est un brave homme, mais qui n’entend rien aux choses de la guerre ? » Il continua sur ce ton, déblatérant, revenant sur d’anciens griefs, ne tarissant pas, ivre de paroles où nulle résolution n’apparaissait. Il est des gens qui parlent pour se donner le temps de réfléchir et de prendre une détermination ; le général Trochu n’était pas ainsi. Chevreau l’interrompit sans ménagement. « Il ne s’agit pas de cela, mais de savoir ce que nous allons faire. L’Impératrice vous attend ; venez. » Trochu répondit : « Je suis harassé de fatigue et je meurs de faim ; je dîne et, aussitôt après mon dîner, je vais aux Tuileries. » Il n’y alla pas. Deux fois, il y envoya le général Schmitz, son chef d’état-major, que l’Impératrice refusa de recevoir. Toute la soirée, toute la nuit on attendit Trochu, qui ne vint pas.

Les considérations qui ont dicté sa conduite ont dû être d’une gravité exceptionnelle, je le suppose, car je ne les connais ni ne les devine. Eut-il, comme on l’a dit, des entrevues mystérieuses avec quelques chefs d’opposition, avec Jules Favre, avec Emmanuel Arago[1], avec Kératry[2] ? Eut-il des

  1. Arago (Emmanuel), 1812-1896, fils de l’illustre savant François Arago. Député à l’Assemblée nationale de 1848, exilé de 1849 à 1859, député républicain au Corps législatif en 1869, membre du Gouvernement de la Défense nationale, député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur de 1876 à 1896. (N. d. É.)
  2. Kératry (Émile, comte de), 1832-1904. Ancien officier, publiciste, directeur de la Revue moderne, député au Corps législatif (1869), préfet de Police au 4 septembre 1870, général de division sous le Gouvernement de la Défense nationale. (N. d. É.)