Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/95

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de la captivité et que le suprême espoir du pays, les cent vingt mille hommes de Bazaine sont acculés sous Metz et n’en peuvent plus sortir ; sait-on que le gouffre est ouvert et que rien ne peut nous empêcher d’y tomber ? On chante, on rit, on a des éclats de voix ; le passé est clos ; l’avenir n’est pas ; on croit qu’un changement d’étiquette a changé le destin ; c’est à désespérer. Voilà revenir des Champs-Élysées parlementaires les vieilles ombres qui s’étaient si piteusement évanouies en 1848 — Crémieux, Jules Favre, Garnier-Pagès, quelques Arago. Seront-elles plus heureuses et mieux avisées aujourd’hui ? La République vient d’accepter la nécessité de traiter sur les murs de Paris ; et à quelles conditions ? N’aurait-il pas été plus sage d’infliger cette honte à l’Empire et de le répudier après ? On ne pense pas à tout, et les impatients ont commis là une faute qu’ils auront à expier plus tard. L’élan sans doute sera plus vif, mais l’organisation sera moins forte, et c’est de discipline surtout que nous avons besoin. Les Italiens vont prendre Rome, et, si l’Autriche est encore ambitieuse, elle profitera de l’occasion pour ressaisir la haute Italie et punir ainsi cette tribu de notre race qui n’a pas compris que nous étions le porte-glaive autour duquel la famille latine devait se grouper, car notre affaiblissement entraînera sa perte. J’ai le cœur écrasé et jamais je n’ai tant souffert à la place où gît le sentiment de la patrie ! »

Après dix-sept ans écoulés, je n’ai rien à retrancher à cette page ; j’y mettrais sans doute aujourd’hui un peu moins d’amertume, mais je n’y modifierais que des mots ; la pensée resterait intacte. En cette journée, je n’avais pu rester au logis. Agité de toutes les angoisses d’un homme qui désespère de l’avenir de son pays qu’il aime passionnément, j’étais sorti, j’avais erré, je m’étais mêlé à la foule et j’y avais entendu proférer des sornettes dont j’étais consterné. La quantité et la qualité des inepties qui germent, qui s’épanouissent spontanément dans les multitudes ne peuvent se comprendre. J’avais aperçu les masses de garde nationale et de peuple sur la place de la Concorde ; j’avais vu la tourbe qui se bousculait le long des quais pour aller constituer un gouvernement à l’Hôtel de Ville ; j’avais traversé la cour des Tuileries, pendant que les badauds regardaient les fenêtres du palais où n’était plus l’Impératrice.

Je me souviens de m’être arrêté sur la place du Carrousel